Dans les années nonante, cet objet insignifiant était devenu légendaire dans les facultés de théologie catholique : le mégot de cigarette du père de Leonardo Boff. Dans son ouvrage sur les sacrements, le célèbre théologien brésilien s’était en effet référé au mégot d’une cigarette de paille, la dernière que son père ait fumée avant de mourir, pour expliquer ce qu’est un sacrement.
Traduit de l’allemand par Yvan Mudry
Quand les choses se mettent à parler
Le mégot de cigarette est envoyé avec la lettre qui annonce à l’étudiant, en 1965, que son père est mort dans le lointain Brésil. Une fois le premier choc passé, le jeune homme trouve le mégot jauni dans l’enveloppe, et son odeur rend sur le champ son père présent. Il le voit là, devant lui, « qui coupe la paille, roule le tabac, allume le briquet, tire longuement sur la cigarette, donne un cours, lit le journal, voit une étincelle tomber sur sa chemise, travaille dans son bureau jusque tard dans la nuit, en fumant… et en fumant »1
Le mégot reçu est bien plus qu’un mégot ordinaire : il parle du père, rappelle des moments de vie commune, devenant ainsi un précieux trésor pour le jeune homme. Des mois, des années même plus tard, le petit bout de cigarette le touche encore en rendant le passé vivant : « La dernière cigarette s’était éteinte en même temps que la vie mortelle. Et pourtant, quelque chose brûle encore, grâce à la cigarette. »2
Signes et symboles
Si, dans son petit livre sur les sacrements, Leonardo Boff évoque ce mégot, c’est parce que celui-ci renvoie à autre chose et fait office de signe. Il devient pour l’auteur un symbole, symbole du père, de l’enfance, de la sécurité, etc. – il acquiert par là une valeur unique. En tant que symbole, le mégot touche le cœur. Les sacrements ne sont pas des choses cérébrales. La personne tout entière en fait l’expérience, une expérience forte. Qui vit d’une manière sacramentelle est comme une « éponge », sa vie s’imprègne des choses et des personnes. Autrement dit, qui traverse le monde en s’impliquant, qui s’engage et noue des relations fait cette expérience forte : tout acquiert un caractère sacramentel. Le Petit prince le fait comprendre aux 5000 roses :
« Vous n’êtes pas du tout semblables à ma rose, vous n’êtes rien encore. Personne ne vous a apprivoisées et vous n’avez apprivoisé personne. Vous êtes comme était mon renard. Ce n’était qu’un renard semblable à cent mille autres. Mais j’en ai fait mon ami, et il est maintenant unique au monde. » 3
Un monde sacramentel
Pour nous autres humains, tout peut se révéler sacrement, car les choses et les événements ont la capacité de nous toucher et de nous « emmener ». La philosophe et mystique Simone Weil dit à ce propos qu’ils ont une fonction de ponts4et elle en déduit que les sacrements sont un espace de médiation ou de transmission. À travers les qualités sensibles des choses et des événements est perçue une réalité plus profonde, « transcendante » : dans la rose l’amitié, dans le mégot de cigarette la sécurité, dans le pain la faim ou le bonheur. « La foi perçoit que la grâce est présente dans les gestes les plus simples de la vie. C’est pourquoi elle en fait des rites et les élève à un niveau sacramentel », écrit Ottmar Fuchs5. Leonardo Boff souligne ainsi que le sacrement ne nous retire pas du monde, mais nous fait pénétrer plus profondément en lui. Dans le monde, les personnes qui ont la foi voient par transparence l’éternité et l’objet de la promesse. Bien des choses font souffrir de l’absence de Dieu, mais d’autres sont des signes de sa proximité.
Sacramentum et mysterion
Aujourd’hui, le mot « sacrement » est pris le plus souvent au sens le plus étroit, son sens spécialisé. Il est employé pour désigner les sept sacrements de l’Église catholique, selon une tradition instituée au 13e siècle par la théologie scolastique. À l’origine, dans les premières versions latines de la Bible, le mot sacramentum servait à traduire le terme grec mysterion (mystère). Et, dans le Nouveau Testament, ce terme ne désigne pas des gestes liturgiques ni des rites, mais l’arrivée du Royaume de Dieu6. Le mystère, c’est l’amour et l’attention bienveillante de Dieu devenus manifestes et perceptibles en Jésus de Nazareth. Avec lui, « la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes ont été révélés »7. Le Christ, dit Paul, est « la sagesse de Dieu mystérieuse et cachée »8 – un mystère qui, il faut le dire, ne peut pas être reconnu par les puissants de ce monde.
Le concile Vatican II se rattache à cette tradition biblique lorsqu’il voit en Jésus le sacrement originel, dans lequel tous les autres sacrements sont enracinés9. Les sacrements ne sont donc pas des signes choisis arbitrairement. En le rappelant, la théologie catholique nous a rendus à nouveau conscients de cette réalité : la création, l’histoire et l’Église ont une structure sacramentelle. Le divin se donne à voir concrètement, en chair et en os, il s’approche d’une manière corporelle des femmes et des hommes.
- Leonardo Boff : Kleine Sakramentenlehre, Düsseldorf 141994, p. 33. Et aussi cet ouvrage plus récent, facile à lire, qui introduit à la thématique : Ottmar Fuchs : Die Sakramente – immer gratis, nie umsonst, Würzburg 2015.
- Leonardo Boff : Sakramentenlehre, p. 33.
- http://lepetitprinceexupery.free.fr/chapitre21.htm.
- Dans son analyse, Simone Weil se réfère au mot metaxu, qui signifie « intermédiaire » dans Le Banquet de Platon. Elle écrit : « Les ponts des Grecs. – Nous en avons hérité. Mais nous n’en connaissons plus l’usage. Nous avons cru que c’était fait pour y bâtir des maisons. Nous y avons élevé des gratte-ciels où sans cesse nous ajoutons des étages. Nous ne savons plus que ce sont des ponts, des choses faites pour qu’on y passe, et que par là on va vers Dieu. » (Simone Weil : La pesanteur et la grâce, Paris 1948, coll. « 10/18 », p. 147) Cf. aussi : « Les choses créées ont pour essence d’être des intermédiaires. Elles sont des intermédiaires les unes vers les autres, et cela n’a pas de fin. Elles sont des intermédiaires vers Dieu. Les éprouver comme telles. » (Idem, p. 146-147)
- Ottmar Fuchs : Sakramente, p. 18.
- Cf. à ce propos Évangile de Marc 4,11, où Jésus dit à ses disciples : « C’est à vous qu’il a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu, mais pour ceux qui sont à l’extérieur tout est présenté en paraboles. »
- Tite 3,4.
- 1 Corinthiens 2,7. Cf. Colossiens 1,27 et 2,2.
- Cf. Lumen gentium 1-8.
Commentaires
Pas encore de commentaire