« Les pauvres cochons ! »

« Les pauvres cochons ! » me dit un jour une femme qui venait de lire le cinquième chapitre de l’Évangile de Marc. Rien d’étonnant dans sa réaction. La guérison du possédé de Gérasa est l’un des récits les plus étranges du Nouveau Testament. Beaucoup d’exégètes l’ont interprété littéralement ; d’autres y ont vu une « histoire de magicien pleine d’humour » (Hermann Gunkel). En réalité, le récit transmet un message politico-théologique très fort et précis, facile à mettre en évidence si on prend en compte la situation qui prévalait à l’époque.

Traduit de l’allemand par Yvan Mudry

Le chapitre 5 de l’Évangile de Marc raconte l’histoire d’un homme vivant dans la région non juive des Géraséniens, à l’est du lac de Tibériade1. Celui-ci était, dit le texte, « animé par un esprit impur » : il habitait dans des tombeaux, criait nuit et jour, se blessait lui-même avec des pierres, et on ne pouvait pas l’attacher, même avec une chaîne.

Pourtant, lorsqu’il vit Jésus de loin, il « accourut, se prosterna devant lui et s’écria d’une voix forte : “ Que me veux-tu, Jésus, Fils du Dieu très-haut ? Je t’en supplie au nom de Dieu, ne me tourmente pas ” » (Évangile de Marc 5,6-7). Jésus demanda à l’esprit impur quel était son nom. Là-dessus, ce dernier lui dit : « “ Mon nom est légion, car nous sommes nombreux. ” Et il le suppliait avec insistance de ne pas les envoyer hors du pays. » (Évangile de Marc 5,9-10)2. Ces esprits demandèrent à Jésus de les laisser « entrer » dans un troupeau de porcs qui cherchait sa nourriture à proximité du lieu où ils se trouvaient. Jésus le leur permit. Les esprits impurs appelés légion entrèrent alors dans les porcs et le troupeau se jeta du haut de la falaise dans le lac, où les animaux – 2000 environ ! – se noyèrent.

Vue sur le lac de Gennesaret jusqu’à l’ancienne région de la Décapole, avec ses pentes raides vers le lac.

Les gardiens du troupeau prirent la fuite et parlèrent aux habitants de la ville de ce qui s’était passé. Lorsqu’ils revinrent sur les lieux accompagnés d’autres personnes des environs, ils virent que le possédé avait été guéri : il était assis, « habillé et dans son bon sens ». Pourtant, gardiens et gens du voisinage demandèrent à Jésus de quitter la région.

L’homme guéri voulait pour sa part rester auprès de Jésus. Mais celui-ci l’envoya chez lui, pour raconter comment on avait eu pitié de lui. C’est ainsi qu’il se mit à proclamer, dans la Décapole (une alliance regroupant dix villes), ce que Jésus lui avait fait.

Quel peut bien être le sens de ce récit ?

« Légion »

Le nom des esprits impurs, « légion », constitue l’une des clés du récit. Le mot étranger, d’origine latine, ne figure dans aucun autre texte du Nouveau Testament rédigé en grec.

Au début du 1er siècle, Israël était occupé par des troupes romaines3, et on appelait légion un corps d’armée disposant de sa propre autonomie. À l’époque de Jésus, la légion la plus en vue était la Legio X Fretensis (Legio Decima Fretensis), qui allait être largement responsable de la mise à sac du pays et de la destruction du Temple en 70 apr. J.-C., lorsqu’elle serait placée sous le commandement de Titus.

Il y a un détail frappant : l’un des emblèmes de la Legio X Fretensis était un sanglier ou un verrat (un cochon mâle) !

Les symboles de la Legio X Fretensis figurent sur des pièces de monnaie. On en trouve aussi sur des tuiles de Jérusalem. Ici, une galère et un verrat/un sanglier !

Message politico-théologique

Si on garde en mémoire ces éléments historiques, le récit acquiert une immense portée politico-théologique : l’occupation romaine (la légion) est une sorte de « possession » (démoniaque). Les habitants de la région sont réduits à la misère et à la dépendance, ils perdent leur identité. La force d’occupation brutale veut garder par tous les moyens le pays sous son contrôle (les « esprits impurs » veulent rester sur place). Elle en pousse certains à se réfugier dans des tombeaux (peut-être à s’y cacher) ou, littéralement, en fait des cadavres mis en terre. Elle déclenche aussi des mécanismes d’autodestruction, elle provoque des guerres civiles, favorise la corruption, pousse à collaborer économiquement avec les Romains. On peut voir dans les gardiens des porcs des profiteurs de guerre, qui chassent Jésus, pour qu’il ne nuise pas à leurs affaires et ne les mette pas en danger.

Mais les personnes qui font la rencontre de Jésus retrouvent leur liberté et le chemin de la vie – c’est là le grand message du récit. Ils ne doivent pas prendre part personnellement à un soulèvement violent contre les Romains, car l’occupant qui commet des crimes (les 2000 porcs) courra de lui-même à sa perte.

Des expériences de guerre

Le récit du possédé de Gérasa élabore une réflexion sur des expériences de foi vécues dans une situation de guerre par des personnes qui avaient rencontré Jésus et l’avaient suivi, ou qui ne l’avaient jamais vu avant son exécution par l’occupant, mais avaient cru en lui et en son message. Ces Juives et ces Juifs étaient héritiers d’une longue histoire, dans laquelle de nombreuses grandes puissances avaient ravagé le pays. Depuis 63 av. J.-C., la population juive souffrait des exactions des Romains, mais aussi du roi Hérode le Grand (40-4 av. J.-C.) et de ses fils Archélaüs (à Jérusalem) et Hérode Antipas (en Galilée), qui n’hésitaient pas à faire couler le sang. La première révolte juive contre les Romains (66-74 apr. J.-C.) avait été un échec, il y avait eu beaucoup de morts et le Temple de Jérusalem avait été détruit.

Celles et ceux qui suivaient Jésus ou adhéraient à son message l’avaient bien vu : beaucoup n’avaient pas supporté les horreurs de la guerre et avaient perdu pied, ils s’étaient effondrés intérieurement, étaient devenus psychiquement malades, leur vie avait été détruite. On peut dès lors voir dans le possédé de Gérasa une personne traumatisée par la guerre, atteinte dans son intégrité psychique.

La forteresse de Masada (A) sur la mer Morte a été prise par la légion romaine X Fretensis en 74 apr. J.-C. comme dernière forteresse juive. En B, la rampe de siège construite par les Romains est encore visible aujourd’hui, en C le camp de la légion.

Une expérience de foi

Voici l’expérience de foi faite par les adeptes de Jésus : si, malgré les horreurs de la guerre, malgré l’oppression, malgré l’exécution de Jésus par les Romains, ils ne s’étaient pas effondrés, c’était parce qu’ils avaient eu totalement confiance dans la victoire du Nazaréen sur toutes les forces hostiles. Toute la vie de Jésus, jusqu’à son agonie sur la croix, leur avait montré qu’il aimait Dieu et chacun de ses semblables, jusqu’à son ennemi. Ainsi en sont-ils venus à croire que la mort de Jésus n’était pas la fin, mais qu’il avait été ressuscité par Dieu et qu’il restait présent et agissant par son message de non-violence et d’amour.

Cette espérance a permis à ces personnes de retrouver courage en leur redonnant des forces. Aussi surhumaine, phénoménale que semble la puissance destructrice de la force d’occupation romaine, aussi perverse que soit l’oppression, tout ce qui est hostile à la vie doit céder face à Jésus le Christ (le Messie, l’oint de Dieu). Pour reprendre les mots du récit du possédé : la foi en la présence de Jésus procure une liberté intérieure inouïe, empêche une autodestruction compulsive, guérit les blessés, procure une identité à ceux dont le moi a été mis en pièces, habille ceux qui sont nus, ramène les insensés à la raison, reconduit chez eux les errants – libère de toute possession maléfique.

Là où cela se produit – des personnes sont libérées, guéries, rendues à elles-mêmes –, là on fait, « ici et maintenant », l’expérience du Royaume de Dieu et de sa force agissante. La guérison du possédé de Gérasa traduit sous forme de récit cette expérience et cette conviction.

La guérison des possédés de Gérasa, Évangile de Hidta (vers 1000 apr. J.-C.)
  1. Évangile de Marc 5,1-20 (cf. Évangile de Matthieu 8,28-34 ; Évangile de Luc 8,26-39).
  2. Le texte passe ici du singulier (« un esprit impur ») au pluriel (« les esprits impurs »).
  3. Cf. Gerd Theißen / Annette Merz : Der historische Jesus. Ein Lehrbuch, Göttingen, 4e éd., 2011, p. 125-146.388-414 ; André Flury :Erzählungen von Schöpfung, Erzeltern und Exodus (STh 1,1), Zurich 2018, p. 101-106.

     

    Crédits photos Couverture: wikimedia commons; Photo 1: random expose, https://www.flickr.com/photos/35176612@N03/4213286700; Photo 2 baslibrary.org; Photo 3: wikimedia commons.

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