Faire l’expérience de Dieu

Des femmes, des hommes se rendent dans des chapelles pour y allumer des bougies, vont marcher en forêt pour méditer, se réunissent pour prier. Qu’est-ce qui les anime ? Un désir profond, une confiance à toute épreuve. En agissant ainsi, peut-être ces personnes font-elles l’expérience de Dieu. Mais sous quelle forme ? Peut-on réellement faire l’expérience de Dieu, le plus grand mystère qui soit ? Qu’est-ce qui distingue ce type de vécu des nombreuses autres expériences que les humains font dans leur vie ?

^{Traduit de l’allemand par Yvan Mudry}

Dieu et la foi sont des sujets tabous dans notre société. Vous souvenez-vous de la dernière fois où vous en avez parlé lors d’une conversation ordinaire ? Lorsque vous y repensez, peut-être sentez-vous, comme moi, une petite tension intérieure. C’est qu’il faut alors répondre en un clin d’œil à cette question : que vais-je dévoiler de ma vie intérieure ? La foi est en effet quelque chose de très intime. Lorsque j’en parle, je veille à ne pas en dire trop, en gardant une certaine réserve.

Lorsque nous parlons peu d’un vécu, nous ne savons pas très bien comment le décrire – peut-être même percevons-nous moins finement ce que nous vivons. Il en va de même pour la foi. Si ça n’est plus un sujet dans nos échanges, nous ne serons bientôt plus capable de trouver les bons mots pour en parler. Sans doute n’associerons-nous plus spontanément certaines démarches ou expériences personnelles à la foi, et n’utiliserons-nous plus le terme « Dieu » lorsque nous les évoquons.

Dieu et le monde, deux contraires ?

Pour beaucoup de personnes aujourd’hui, la foi n’a rien d’évident. Le phénomène n’est pas nouveau, il en va ainsi depuis des décennies. Dans les années 1960 déjà, le grand théologien Karl Rahner proposait de nouvelles pistes de réflexion sur le rapport entre Dieu et le monde¹.

Pour Rahner, lui-même religieux, prêtre et professeur de théologie, il est impossible d’ignorer que le monde est un vrai monde. Autrement dit, ce dernier a ses propres lois et ses propres dynamiques, si bien qu’il « fonctionnerait » très bien sans Dieu. Faut-il en conclure pour autant qu’il n’y a aucune place pour Dieu dans un tel monde ?

Le théologien ne va pas jusque-là, car s’il se sent obligé de respecter ce monde, il se sent aussi tenu de faire une place à sa foi. Pour une chrétienne ou un chrétien, croire, c’est partir du principe que Dieu existe et qu’il peut faire l’objet d’une expérience au sein du monde. Si ce n’était pas le cas, rien ne pourrait être dit sur son existence, rien qui ait véritablement un sens pour les humains.

Mais comment prendre au sérieux à la fois Dieu et le monde, et comment leur faire une place à tous les deux dans la pensée. N’y a-t-il pas là une incompatibilité ? Soit le monde est régi par la logique du monde et la raison permet de comprendre ce qui s’y passe, soit il relève d’un « autre bord », accessible uniquement par la foi.

Qu’est-ce que Dieu ?

Pour résoudre la contradiction, Rahner propose de travailler sur l’image de Dieu. Lorsqu’il parle de Dieu, il fait toujours une place au mystère. Impossible, dit-il, de savoir ce qu’il en est ultimement de lui, d’élaborer une formule qui lui corresponde, aussi complexe soit-elle. Dieu met en échec toute pensée. Il est toujours « plus ».

Ces affirmations ne sont pas fondées uniquement sur une expérience de foi personnelle. Le théologien soutient qu’elles sont pertinentes d’un point de vue philosophique et défendables « en partant du monde ».

Cette idée joue un rôle clé dans l’approche de Rahner : il n’y a pas d’opposition entre Dieu et le monde. Dieu n’est pas quelque part hors du monde, il n’est pas étranger à ce monde. Il n’attend pas qu’une personne ait la foi et se tourne consciemment vers lui pour commencer à agir. Le mystère divin opère même s’il n’y a personne, nulle part, qui prononce le mot Dieu.

Lorsque Dieu est pensé en ces termes, le regard se porte à nouveau vers l’humanité et, du même coup, vers le monde.

Qu’est-ce que l’homme ?

Les humains ont beau vivre et agir dans le monde, avec tout ce qui le constitue, ils se retrouvent face à des questions qui débordent de ce cadre. Ils peuvent ainsi se demander d’où ils viennent, à quoi rime leur vie, quel est son sens.

Personne ne se suffit à lui-même ou, comme le dit le philosophe Martin Buber, pour que le je advienne, il faut qu’il soit en relation avec un tu. Pour celle ou celui qui a la foi, ce tu peut être Dieu. Rahner va même plus loin, en affirmant que chacune, chacun a un lien avec Dieu du fait même de son existence, car Dieu, qui est mystère, est le fondement et le but de tout être.

Étant en relation avec Dieu, toute personne est elle-même un mystère. Elle a de quoi susciter l’émerveillement, elle reste à jamais insaisissable.

Les expériences de Dieu

Si chacune, chacun est en étroite relation avec Dieu, il n’y a pas que les personnes qui s’intéressent à la spiritualité qui puissent faire l’expérience de Dieu. Dieu peut être perçu ailleurs que dans une église. Une rencontre avec lui peut avoir lieu à d’autres moments que lors des rituels religieux.

L’expérience de Dieu a sa place au cœur du quotidien. Elle peut se produire quand celui-ci devient transparent, permet de deviner le mystère qui est au fondement de tout, tient tout ensemble, englobe tout. Cela peut paraître abstrait, mais l’expérience de Dieu n’est pas qu’une affaire de pensée. Elle a sa place dans chacune de nos vies, si bien que nous pouvons nous poser ce type de question : est-ce que je me souviens d’avoir, un jour, pris conscience de mon existence ou été pleinement là où j’étais ? Où et quand cela s’est-il produit ? C’est lorsque nous vivons de telles expériences que nous pouvons nous retrouver en contact avec Dieu.

Dieu est tout près de nous et, pour le dire tout de go, rien n’est plus accessible qu’une expérience de Dieu. L’apôtre Paul a dit pourquoi lorsqu’il a écrit : « C’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être. » (Actes des Apôtres 17,28)

Dieu, on le rencontre chaque jour, à chaque pas. Rien de plus ordinaire, à première vue, que les vécus qui permettent de faire l’expérience de Dieu. Pour faire cette expérience, il ne faut peut-être rien de plus (mais aussi rien de moins) que d’affiner sa perception et de vivre en ayant les sens éveillés.

Une chose encore. Il est souvent très facile d’évoquer son quotidien. Peut-être parviendrons-nous à parler plus facilement de Dieu et de la foi le jour où nous pourrons le faire en utilisant les mots de tous les jours…

1. Cf. Karl Rahner: Frömmigkeit früher und heute, dans: Sämtliche Werke, vol. 23: Glaube im Alltag. Schriften zur Spiritualität und zum christlichen Lebensvollzug. Bearbeitet von Albert Raffelt, Fribourg-en-Brisgau 2006, p. 31-46.

    

   Crédits photos: Photo de couverture : Phare au bord de la mer. Photo Kr. / Image 1 : Niche funéraire de Karl Rahner dans la crypte de l’église des jésuites d’Innsbruck. Photo : Wikimedia Commons. / Image 2 : Le globe terrestre peint à l’aquarelle. Unsplash@miracleday. / Image 3 : Deux enfants lisent la Bible. Unsplash@benwhitepotography.