Traduit de l’allemand par Yvan Mudry
Ces mots résument le combat de Bonhoeffer en évoquant deux attitudes fondamentales. La résistance dont il est question ne se réduit toutefois pas à la lutte politique menée contre le monstrueux système hitlérien, et la soumission n’a rien d’une résignation religieuse à son sort. Impossible pour Bonhoeffer de séparer ainsi la vie en deux volets. Tant la résistance que la soumission sont une expression de sa piété. Pour lui, être chrétien, ce n’est pas croire en un être suprême et tout-puissant, mais vivre différemment, « être là pour les autres ». Cet « être là pour » exige une résistance contre les puissances de la mort. « Seule la personne qui crie pour défendre les Juifs peut chanter du grégorien », écrit Bonhoeffer, quitte à choquer. À ses yeux, il en allait aussi de la crédibilité de l’Église, qui n’élevait pas la voix pour défendre des concitoyens (juifs) persécutés.
Face à la souffrance, la passivité n’a rien de chrétien
La doctrine théologique faisant de la souffrance une punition du péché a poussé des fidèles à rester passifs face au malheur. Une autre croyance a aussi favorisé la passivité : la souffrance est une purification ou une épreuve envoyée par Dieu. Il faut donc supporter la punition comme on avale un médicament ! Aujourd’hui, nous sommes heureusement devenus plus critiques face à ce genre de propos et d’attitudes. Nous savons qu’il y a toutes sortes de souffrances. Nous avons appris à faire la différence entre une souffrance qu’on peut supprimer et une autre qu’on ne peut pas supprimer, entre une souffrance dont quelqu’un porte la responsabilité et une autre dont personne n’est responsable, entre une souffrance qui n’a pas de sens et une autre qui permet de grandir. Nous savons aussi que si nous considérons notre propre souffrance ou celle d’autrui comme une punition, nous n’allons rien faire pour changer les choses. Si nous ne nous intéressons pas aux raisons pour lesquelles des populations souffrent, nous faisons le jeu des exploiteurs ; la faim et les catastrophes continueront à faire des victimes. La religion qui n’ouvre pas d’autres perspectives est vraiment un opium. Elle aide à supporter en silence l’insupportable et demande de patienter jusqu’à des temps meilleurs. Mais elle oublie l’élément fondateur de la foi judéo-chrétienne : la libération de l’esclavage d’Égypte.
La douleur de Dieu
Le deuxième livre de Moïse évoque un Dieu qui est touché par la souffrance des hommes. « L’Éternel dit : “ J’ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Égypte et j’ai entendu les cris qu’il pousse devant ses oppresseurs. Oui, je connais ses douleurs. Je suis descendu pour le délivrer de la domination des Égyptiens et pour le faire monter de ce pays […]. Maintenant, vas-y, je t’enverrai […]. Je serai avec toi. ” » (Exode 3,7-8.10.12) Et le peuple d’Israël reprend courage, se lève et, guidé par le charismatique Moïse, se libère de son joug. Des femmes et des hommes ont vu dans ce texte fondamental de la foi juive un trésor qu’ils se sont transmis de siècle en siècle. Ils ont repris des forces en se souvenant que Dieu n’est pas insensible à la souffrance et à l’injustice. Ce texte nous encourage nous aussi à nous détourner d’un Dieu sadique qui punit ou éduque en châtiant. Il nous montre que Dieu n’est pas un monarque absolu, inaccessible, trônant au-dessus de tout. Dieu est touché quand des humains sont privés de leur dignité et torturés. La Bible trace le portrait d’un Dieu sensible et passionné, qui compatit à la souffrance.
Un mal contemporain : l’incapacité de souffrir
La société occidentale contemporaine a remporté de grandes victoires dans sa lutte contre la pauvreté, la maladie et la misère. En même temps, le combat contre la souffrance a entraîné une curieuse incapacité de souffrir. Nous ne savons plus comment nous comporter face à la mort, à la maladie, au handicap, au manque en fin de compte. Nous n’avons pas les mots et les gestes qui nous permettraient de nous confronter à la souffrance. Le temps aussi nous fait défaut ! Heure après heure, nous devons être opérationnels. Notre ordre social requiert discipline, productivité, scientificité, réussite, et avec cela lignes épurées et couleurs appropriées. Il n’y a guère de place pour les processus de longue haleine douloureux comme prendre congé ou simplement grandir. Mais, quand l’expérience de la souffrance est refoulée, la vie perd en profondeur. Eux non plus, le bonheur et la joie ne peuvent plus être vécus intensément. La vie se fige quand tout est déjà là parce que les temps de l’attente et de l’espoir, de l’endurance et de la persévérance n’ont plus de raison d’être. Une société qui cherche à tout prix à supprimer la souffrance n’a plus la force de s’opposer effectivement à elle. Elle refoule la souffrance ou la contourne élégamment. Mais nous ne pouvons pas échapper à la souffrance, sauf si nous refusons de nous immerger dans la vie. Si nous ne voulons pas payer un tel prix – nous couper de la vie –, nous devons nous confronter à la souffrance.
Apprendre de la souffrance
Le deuil, la souffrance, la peur, la détresse et la frustration font partie de la vie. Nous pouvons apprendre à vivre le deuil, à accueillir la souffrance, à faire face à nos peurs. En n’escamotant pas la souffrance, nous pouvons mûrir. Des personnes affirment – souvent après coup – que leur maladie ou leur souffrance a eu un sens pour eux. L’épreuve leur a permis de jeter un autre regard sur l’existence, de changer de vie. Peut-être ont-elles eu plus de temps et ont-elles appris à goûter la lenteur. Elles ont découvert des talents cachés. Elles sont devenues plus sensibles à la souffrance et aux difficultés des autres. Parce qu’elles se sont retrouvées face à leur fragilité, elles sont devenues plus aimantes et se sont davantage souciées du monde.
La souffrance peut nous rendre plus humains. Fait surprenant, cela est aussi vrai pour la souffrance que nous nous infligeons les uns aux autres du fait de notre égoïsme, de notre indifférence, de notre haine, de notre soif de pouvoir ou de notre méchanceté. La souffrance sociale, l’injustice et la persécution peuvent rendre triste, amer et désespéré. Mais il y a aussi des femmes, des hommes que l’épreuve fait entrer en résistance. La mémoire des victimes de la guerre et de la violence leur fait accorder plus de prix à la vie et les rend plus forts dans leur combat. Parce qu’ils déplorent leur propre souffrance et celle des autres, leur espérance grandit. Ce qui est tragique, c’est d’aller d’espoirs déçu en espoir déçu. Elle n’a pas de sens, la souffrance qui détruit les personnes au plus profond d’elles-mêmes et les prive de toute possibilité de rester actives dans l’épreuve.
Ouvrir la souffrance : dans quel but ? pour quoi ?
Pas de « résistance et soumission » sans confrontation active à la souffrance. Car la soumission n’est pas une forme d’asservissement. Il faut parcourir un long chemin avant de pouvoir accepter la souffrance. Un chemin douloureux, car pour arriver à cette acceptation, il faut être ébranlé et laisser vibrer son cœur. Un changement n’est possible que si nous nous laissons toucher, si nous pleurons, si nous nous plaignons. Alors peut-être parvenons-nous à changer d’optique. Au lieu de nous demander pourquoi en braquant notre regard vers le passé, nous nous demandons dans quel but ? pour quoi ? C’est ainsi que nous pouvons nous ouvrir aux promesses de Dieu.
« Pouvoir croire, ce n’est rien moins que dire oui à cette vie, à cette finitude, faire un travail sur elle, et veiller à ce qu’elle ne soit pas fermée à l’avenir promis » (Dorothee Sölle)
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