Chaque année, nous relisons ou réécoutons le récit de la naissance de Jésus, dans l’étable de Bethléem. Chaque fois, c’est comme si ce récit devenait de plus en plus précieux pour nous. Pourquoi ? Parce qu’en affirmant que les voies de Dieu ne sont pas les nôtres, il maintient vivant cet espoir insensé : l’humanité connaîtra un jour la paix et le bonheur, même s’il y a aujourd’hui des crises et des catastrophes.
Traduit de l’allemand par Yvan Mudry
La naissance de Jésus décrite dans l’Évangile de Luc n’a rien d’idyllique. Celui-ci évoque certes un événement passé ponctuel, mais il brosse aussi un tableau des tensions qui existent entre détenteurs du pouvoir et personnes démunies. Il s’intéresse à ce qui apporte véritablement la paix et le salut. Il ne parle donc pas seulement d’un lointain passé. Il montre aussi ce que la venue au monde de Jésus signifie pour l’humanité et pour le monde. Ce n’est donc pas un hasard si son récit s’ouvre sur une évocation des dirigeants de l’époque :
« À cette époque-là parut un édit de l’empereur Auguste qui ordonnait le recensement de tout l’Empire. Ce premier recensement eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie. Tous allaient se faire inscrire, chacun dans sa ville d’origine. » (Évangile de Luc 2,1-3)
L’empereur Auguste a été au pouvoir de 27 av. J.-C. à 14 ap. J.-C. Son règne est qualifié d’âge d’or par des poètes de son temps comme Horace ou Virgile, et dépeint, sur des bas-reliefs, comme une période de prospérité et de bonheur. Des guerres civiles, qui avaient provoqué des troubles graves et des difficultés économiques importantes, avaient eu lieu avant l’arrivée au pouvoir d’Auguste. Beaucoup de Romains et de Romaines voyaient donc en lui un souverain providentiel, qui avait ramené la paix et la stabilité, et garanti la sécurité aux populations.
D’autres empereurs ont été salués de la même manière. Ce fut le cas, par exemple, pour Néron, quelques décennies plus tard. Le poète romain Calpurnius Siculus voit dans le début de son règne, en 54 ap. J.-C., l’avènement d’un nouvel âge d’or, une période de paix où la loi s’appliquerait, dont toutes les populations de l’Empire, au Sud, au Nord, à l’Est, à l’Ouest, devaient se réjouir. Néron est comparé à une comète illuminant la nuit et à un dieu qui règne sur les peuples et les villes en leur apportant la paix romaine.
Un empereur et son pouvoir
Luc et les personnes auxquelles ses textes étaient destinés, dans les années 80 du premier siècle, vivaient dans l’Empire romain. Ils bénéficiaient de la Pax Romana, la paix romaine. Celle-ci avait de grands avantages pour certaines catégories de personnes, dans certaines régions. Mais ça n’était pas le cas pour tout le monde, parce que, pour les populations vaincues par Rome, cette « paix » était synonyme de violence et d’oppression.
Les personnes à qui était destiné l’Évangile de Luc connaissaient les représentants de Rome, les gouverneurs et leur administration en place dans leur région. Le texte donne ainsi le nom de l’un de ces dignitaires, Quirinius. Des sources romaines attestent que Publius Sulpicius Quirinius a demandé qu’un recensement de la population soit fait en 6 ap. J.-C, lorsque la Judée a été intégrée dans la province romaine de Syrie. Ce recensement ne concernait toutefois que la Judée, et pas la Galilée, une région qui relevait d’Hérode Antipas, fils d’Hérode le Grand. Selon nos sources, il n’y aurait eu qu’un seul recensement de toute la population de l’Empire, et il aurait eu lieu en 74/75 ap. J.-C. C’est peut-être ce recensement-là que Luc avait en tête lorsqu’il a décrit la naissance de Jésus.
En dehors de la Bible, il n’y a pas de trace d’un recensement à l’échelle de l’Empire lorsque Jésus est né. Il n’empêche, cette information permet à Luc de mettre en lumière ce qui se passait alors dans l’Empire romain. Il suffisait que l’empereur décide de quelque chose et la « terre entière » était impactée. Chaque personne devait quitter son domicile et s’inscrire quelque part sur des listes. Le début du texte de Luc met donc en scène un dignitaire qui dispose d’un pouvoir apparemment illimité, et son représentant sur place, qui doit veiller à ce que les ordres soient bien exécutés.
Les personnes familières de la Bible font un lien entre ce recensement et celui qui avait été ordonné par le grand roi David. Le texte dit qu’en prenant cette décision, David a commis un grand péché, qui a provoqué la colère de Dieu et a été sévèrement puni (2 Samuel 24). Pour les lectrices et lecteurs de Luc, les hommes de pouvoir romains font preuve de la même prétention et commettent le même type d’acte mauvais.
Les petites gens et leur impuissance
D’un côté, il y a les détenteurs du pouvoir, de l’autre, Joseph et sa fiancée Marie. Ces deux personnes sont directement touchées par l’ordre donné par l’empereur. Elles n’ont pas d’autre choix que de se plier à sa volonté :
« Joseph aussi monta de la Galilée, de la ville de Nazareth, pour se rendre en Judée dans la ville de David, appelée Bethléem, parce qu’il était de la famille et de la lignée de David. Il y alla pour se faire inscrire avec sa femme Marie qui était enceinte. » (Évangile de Luc 2,4-5)
Marie, sur le point d’accoucher, doit donc elle aussi faire un long voyage et mettre au monde son enfant dans une localité où « il n’y avait pas de place pour eux » (Évangile de Luc 2,7). De telles expériences mettent aux prises avec la réalité dans ce qu’elle a d’impitoyable – des personnes déplacées, en quête d’asile, les font aujourd’hui encore.
Dans l’Évangile de Luc, le puissant empereur et l’enfant qui n’a pas de place et naît dans une étable se font donc face. Les propos sur Joseph retiennent toutefois l’attention : il est « de la maison et de la lignée de David ». Le peuple d’Israël espérait la venue du Messie, « de la maison et de la lignée de David », et il devait être originaire de Bethléem, la « ville de David », où l’enfant vient effectivement au monde. La mise en parallèle de l’empereur et de l’enfant Messie est ainsi un dispositif narratif qui créée une véritable tension entre les deux.
Qui est le vrai sauveur ?
L’opposition entre l’empereur et l’enfant est encore accentuée lorsqu’un ange prononce ces paroles devant les bergers :
« N’ayez pas peur, car je vous annonce une bonne nouvelle qui sera une source de grande joie pour tout le peuple : aujourd’hui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur qui est le Messie, le Seigneur. » (Évangile de Luc 2,10-11)
Cette naissance n’est donc pas un événement sans importance, mais une source de grandes joies pour « tout le peuple ». C’est pourquoi, dans le texte grec, ce que dit l’ange est appelé « bonnes nouvelles » (en grec : evangelizesthai). L’ange a vraiment une bonne nouvelle, un évangile (en grec : evangelion) à annoncer. Car cet enfant, qui est venu au monde « dans la ville de David », est le « Sauveur », le « Messie » et le « Seigneur ». Difficile d’imaginer des titres plus glorieux et plus évocateurs.
Ces titres ne sont pas mentionnés par hasard. C’est que l’empereur lui-même aimait se faire appeler « Sauveur » et « Seigneur », et ses « bonnes nouvelles » concernant des victoires militaires et d’autres hauts faits portent souvent le nom d’evangelia. Mais voilà, dans le récit de Luc, ces titres ne s’appliquent pas à l’empereur, mais au nouveau-né qui vient au monde dans une étable parce qu’il n’y a pas de place pour lui ailleurs.
Les signes distinctifs du Messie
Les titres attribués par l’ange au nouveau-né sont prestigieux. On pourrait donc s’attendre à ce que celui-ci soit à leur hauteur. Mais non, et il y a largement de quoi être surpris. Il s’agit d’un petit enfant et pas d’un souverain puissant, il naît dans une étable et pas dans un palais, il a des langes et pas des vêtements somptueux. Le tableau ne cadre pas du tout avec les attributs d’un pouvoir sans limites tels qu’on les conçoit habituellement.
Le deuxième message aux bergers, cette fois chanté par toute une armée céleste, va encore plus loin :
« Gloire à Dieu au plus haut des cieux
et paix sur la terre aux humains objets de sa complaisance. » (Évangile de Luc 2,14)
La louange est adressée à Dieu (pas à un souverain), et elle chante la paix que cette naissance instaure (pas le pouvoir de l’empereur).
Au fil du texte, le propos devient de plus en plus clair : Luc propose un récit qui prend le contrepied de l’idéologie de la puissance et de la pacification propre à l’Empire romain. Il évoque un lieu inattendu. C’est là, dit-il, qu’il faut regarder pour savoir d’une part qui apporte la vraie paix et est le vrai Sauveur et, d’autre part, quels sont les vrais messages de joie qui délivrent effectivement l’humanité. Ce n’est pas un hasard si, à la fin du récit, il n’est plus question de l’empereur, et un autre nom passe au premier plan : celui de Jésus.
« Huit jours plus tard, ce fut le moment de circoncire l’enfant ; on lui donna le nom de Jésus, nom que l’ange avait indiqué avant sa conception. » (Évangile de Luc 2,21)
Un message de joie
La naissance d’un enfant est toujours une source de joie. L’événement ouvre une porte sur l’avenir en nourrissant ce désir : désormais, tout peut changer, tout peut aller mieux. La venue au monde d’un enfant suscite tant d’espoirs ! Ce n’est pas un hasard si la Bible évoque des naissances hors normes survenues dans des périodes où Israël ou Juda étaient en crise. Il en fut ainsi quand Abraham et Sarah, déjà très âgés, donnèrent naissance à un fils – l’événement fut le véritable point de départ de l’histoire du peuple de Dieu. Il en fut ainsi quand Moïse, qui devait mourir, faut sauvé par toute une série de femmes – il put alors prendre la tête du peuple, qui se libéra de son esclavage. Il en fut encore ainsi quand Anne, considérée comme stérile, voulut que l’enfant auquel elle donna finalement naissance soit consacré à Dieu – ce fils, Samuel, allait donner l’onction royale aux deux premiers souverains d’Israël.
Lorsqu’il décrit la naissance de Jésus, Luc a en tête tous ces récits de promesses présents dans la Bible. Il renforce encore leur message : l’avenir offert par Dieu ne s’ouvre pas dans des lieux ordinaires et n’advient pas par des moyens ordinaires. Ce ne sont pas les prouesses d’un empereur qui pavent le chemin, mais l’impuissance d’un enfant pauvre né dans une étable. L’événement n’a pas lieu dans les cercles dominants de l’Empire, mais là où vivent des bergers. Ce sont eux, des marginaux, qui sont les premiers témoins du changement d’ère. La force qui opère désormais, la paix qui est offerte, le salut qui se profile n’ont rien à voir avec ce que l’Empire romain apportait aux populations de l’époque. Marie l’avait déjà chanté lorsqu’elle avait fait cette prophétie, devenue le Magnificat :
« Dieu déploie la force de son bras,
il disperse les hommes au cœur superbe.
Il renverse les potentats de leurs trônes
et élève les humbles.
Il comble de biens les affamés
et renvoie les riches les mains vides. » (Évangile de Luc 1,51-53)
Luc fait un lien entre ces changements et la naissance de Jésus, qui n’a aucun pouvoir. Cette naissance est donc porteuse de ce message : il faut que les humains se comportent différemment les uns avec les autres pour que l’horizon s’ouvre et que l’humanité connaisse le bonheur.
Un tel changement est-il possible ? Non, assurément, si nous continuons à faire ce que nous avons toujours fait. Nous mettons en péril l’avenir du monde et le nôtre, parce que nous ne voulons renoncer à rien, en ne changeant pas de comportement. Le récit de la naissance, comme les autres textes sur Jésus de l’Évangile de Luc, nous invitent ainsi à transformer radicalement nos manières d’être, de faire et de penser. 1
- Crédits photos: Image de couverture: photicas. de. Dirk Hinz / Image 1: Denar d’Auguste, imprimé entre 19-18 av. J. -C. Wikimedia Commons / Image 2: Marie et Joseph lors du recensement des impôts devant Quirinius, mosaïque, entre 1315-1320, ancien monastère de Chora Istanbul. Wikimedia Commons / Image 3: Scène d’une crèche dans une étable détruite. Unsplash@dieter_muenchen / Image 4: Figure de bébé Jésus dans une main. Unsplash@leonoblak16 / Image 5: Hanna, la mère de Samuel, prie dans le temple. Gravure sur bois de «La Bible en images» entre 1851-1860. Wikimedia Commons
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