Quelle est, peut-être, la réalisation la plus remarquable de l’histoire récente ? L’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il y a trois quarts de siècle déjà. Comment cette prouesse a-t-elle été possible ?
Traduit de l’allemand par Yvan Mudry
À une époque où des conflits éclatent un peu partout, où des dictatures restreignent la liberté d’expression et où la surveillance se généralise, il est très utile d’en revenir à ces années où a été rédigée la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il faut aussi se souvenir de la promesse dont elle est porteuse : tous les êtres humains sont égaux en droits, ils doivent pouvoir poursuivre leurs objectifs personnels, jouir de la liberté de conscience et d’opinion, être en sécurité, protégés contre l’arbitraire de l’État, recevoir une juste rémunération pour leur travail… Hélas ! ce qui était révolutionnaire à l’époque reste aujourd’hui encore une utopie dans de (trop) nombreuses régions du monde.
Une boucherie humaine
La proclamation des droits humains en 1948 s’inscrit dans un contexte historique très particulier. Des massacres à grande échelle avaient eu lieu dans les décennies précédentes. Avec la Première Guerre mondiale et la Seconde, avec Verdun et Stalingrad, les camps d’extermination et le Goulag, l’invention de la bombe atomique aussi, la vie humaine individuelle avait pratiquement perdu toute valeur. Des assassinats avaient été perpétrés à une échelle industrielle, et la survie de l’humanité ne semblait plus assurée. C’est pourquoi, dans les dernières années de guerre déjà, les Alliés étaient convaincus qu’il fallait mettre en place, après le conflit, un nouvel ordre mondial protégeant les droits humains. Chaque être humain doit pouvoir vivre en paix, sans être ni persécuté ni opprimé : cette conviction fondamentale devait devenir le credo d’une nouvelle ère, une ère placée sous le signe du primat du droit, de la collaboration et de l’amitié entre les nations. Le plan a été effectivement mis en œuvre dès l’été 1945, à la fin de la guerre, après la capitulation du Japon. L’Organisation des Nations unies (ONU), qui devait aussi assurer la protection des droits humains, a été instituée avant la fin de cette même année.
Rappelons ici qu’il y avait déjà eu, longtemps avant, des déclarations affirmant que les humains ont des droits pour cette simple raison : ils sont humains. De tels droits sont reconnus dans la Déclaration d’indépendance américaine de 1776. Ils figurent aussi dans un célèbre texte de la Révolution française : la Déclaration de l’homme et du citoyen, de 1789. Mais à cette époque, l’objectif visé était d’abord une émancipation, une prise de distance face à l’Angleterre ou à l’ancienne aristocratie – les droits évoqués n’étaient pas vraiment universels, chacun ne pouvait pas réclamer leur application. La démarche témoignait d’une évolution intellectuelle, elle n’eut pas beaucoup d’impact politique ou social. Ce qui s’est passé par la suite, jusqu’en 1948, en témoigne.
Des droits protégés
Un vrai changement s’est produit en 1948. Les droits humains ont été autre chose que des mots prononcés dans un élan révolutionnaire. Des structures ont été créées pour que les pouvoirs soient tenus d’assurer leur respect. Car c’était bien là le grand problème : il ne suffit pas d’évoquer des droits, si personne ne se sent obligé de garantir leur protection. Comment ce problème a-t-il été résolu ?
Lorsque les droits de l’homme ont été proclamés en 1948, tout un processus s’est enclenché. Ces droits ont ensuite été « ratifiés » par les États membres de l’ONU. Ces États reconnaissaient ainsi la prééminence de ces droits, et ils s’engageaient à garantir leur protection sur leur territoire national – ils reconnaissaient que ces droits s’appliquaient à l’intérieur de leurs frontières. Cette approche a des conséquences souvent méconnues : il n’appartient pas aux personnes, mais aux seuls États de garantir l’application des droits humains ! Si votre voisin vous emprisonne dans sa cave et vous torture, il n’enfreint pas les droits humains. Seuls des États peuvent le faire, par exemple en acceptant que des personnes soient incarcérées dans des conditions inhumaines ou en surveillant tout ce que chacun fait.
Des grandes puissances intouchables
L’histoire explique pourquoi il en va ainsi, mais l’approche n’en reste pas moins problématique. Si les États sont tenus de garantir l’application des droits humains, que se passe-t-il lorsqu’ils ne le font pas ? Des organisations, comme la Cour pénale internationale de La Haye, ont bien été créées pour poursuivre les crimes contre les droits humains ou le droit pénal international. Mais il n’existe pas à ce jour d’institution qui puisse véritablement agir contre les contrevenants, comme par exemple une police nationale. Souvent, aucune mesure n’est prise au niveau mondial alors que des crimes contre l’humanité sont commis. Ce qui se passe avec la Chine en dit long : on peut vraiment se demander si les droits humains sont toujours respectés dans cet État communiste (répression des Ouïghours, surveillance généralisée…), mais le pays semble inattaquable en raison de son poids dans le commerce mondial. Il existe manifestement une tension entre, d’un côté, l’universalité des droits humains et, de l’autre, le fait que leur protection est du ressort des États.
Des membres de plusieurs religions
Mais revenons à 1948, et arrêtons-nous sur une autre innovation révolutionnaire : les droits humains ont été formulés par une équipe comprenant des personnes de différentes cultures et religions. Une objection majeure est souvent soulevée contre la Déclaration universelle des droits humains : ceux-ci seraient liés à l’histoire de l’Occident, et même au christianisme. La preuve ? Ils mettent en avant l’individu, la personne. L’approche des cultures qui accordent une très grande valeur aux communautés ou aux groupes humains ne serait donc pas prise en compte. L’argument se retrouve dans la bouche de certains dictateurs, pour qui les droits humains sont une émanation toxique d’un Occident « décadent » qui se saborde lui-même en prônant l’« individualisme ».
Ces reproches sont infondés. Ce n’est pas un hasard si des philosophes, des scientifiques, des responsables politiques issus de tous les horizons culturels ou religieux ont défendu les droits humains en reprenant des éléments clés de leurs propres traditions. Ces droits ont été formulés de telle manière que chacune, chacun, quelle que soit son origine, puisse les approuver. Demandez à des personnes des quatre coins du monde si elles tiennent aux droits humains, leur réponse en dira long. Tous les êtres humains ne veulent-ils pas être libres, vivre en sécurité, sans être surveillés en permanence ni torturés ?
Religions, philosophies et vécu individuel
Être « humain », qu’est-ce que cela signifie ? La question n’est pas simple. La réponse varie selon le vécu des personnes, leur culture ou leur philosophie de vie. Les éléments de réponse mis en avant en Occident résultent d’un long processus culturel fortement marqué par la philosophie grecque et le christianisme. Lorsque, dans sa Lettre aux Galates (3,28), Paul écrit qu’il n’y « ni Juif ni Grec, […] ni esclave ni homme libre, […] ni homme ni femme », il veut faire comprendre que chacune, chacun est enfant de Dieu. Il laisse aussi entendre que tous les êtres humains sont égaux. L’idée de dignité de la personne a aussi été promue par le christianisme, qui a toujours dialogué avec la philosophie. Notre histoire culturelle a fourni de nombreux autres éléments qui ont contribué à la formulation des droits humains – sans doute les plus importants, avec ceux qui trouvent leur origine dans le Sermon sur la montagne de Jésus.
S’engager pour les droits
Répétons-le encore une fois, les droits humains ne sont pas un « projet chrétien ». Il n’en reste pas moins vrai que pour une majorité de chrétiennes ou de chrétiens, ils paraîtront aller de soi, en raison de l’idée de Dieu et de la personne humaine véhiculée par leur tradition religieuse, et cela, qu’ils connaissent ou non les liens complexes existant entre leur foi et les droits humains. Ce qui est indéniable, c’est que leur foi leur transmet certaines idées sur la vie, qui les poussent à défendre sans cesse les droits humains, et donc à s’engager en faveur des personnes qui ne peuvent pas le faire. Les droits humains ne sont pas un acquis. Chacune, chacun doit sans cesse apprendre à mieux les connaître. Sans un tel effort, ceux-ci risquent de connaître le sort réservé à certaines conceptions associées au mot « homme » : ils s’effaceront, « comme à la limite de la mer un visage de sable », pour reprendre une image du philosophe Michel Foucault. Un retour à la période d’avant 1948 ? C’est inimaginable, pas souhaitable du tout, même si les temps sont difficiles. Les droits humains universels ? Un souffle d’espoir durable si nous nous engageons pour les défendre.1
- Crédits photos: Couverture: Eleanor Roosevelt avec une affiche de la Déclaration universelle des droits de l’homme, novembre 1949. Wikimedia Commons / Image 1: Une carte des États membres des Nations unies à la fin de 1945. En bleu clair, les États membres ; en bleu foncé, les colonies d’États membres ; en gris, les États non-membres. Wikimedia Commons / Image 2: Manifestation contre le génocide des Ouïghours devant la Maison Blanche, États-Unis. Unsplash@kuzzat / Image 3: Représentation du Sermon sur la montagne à l’église Saint-Matthieu (Sankt Matthæus Kirke) de Copenhague, Danemark, par Henrik Olrik, env. 1860. Wikimedia commons.
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