Fin du pouvoir, avènement de l’amour ?

Le pouvoir : une brève introduction

Qui a le plus de force, un dictateur ou une penseuse ? Le premier s’empare du pouvoir et l’exerce comme bon lui semble en faisant preuve au besoin de brutalité. Il impose son joug à tout le monde, en faisant régner un climat de peur. Pas de doute, ce dictateur a beaucoup de pouvoir. Mais les livres de la penseuse sont lus en secret. Ils parlent de droits humains, ils nourrissent des rêves de liberté et d’égalité. Ces idées entraînent une révolution, qui force le dictateur à fuir le pays. Qui donc l’emporte sur l’autre, le dictateur ou la philosophe ?

Traduit de l’allemand par Yvan Mudry

Il y a toutes sortes de manières d’exercer le pouvoir, qui se fait sentir dans différents domaines de la vie. Comment définir le pouvoir ? Lorsqu’il s’exerce, une personne, une organisation ou une idée a une influence sur quelque chose d’autre et provoque une réaction. L’expression « avoir du pouvoir » signifie précisément ceci : quelque chose peut produire un effet sur autre chose. Quand ce n’est pas le cas, il n’y a pas de pouvoir.

Prenons un peu de recul et observons nos relations de plus près. Le tableau a de quoi nous faire frémir : des rapports de force s’exercent dans tous les domaines de notre vie sociale. Ils sont à l’œuvre au sein des familles, des cercles amicaux, du monde du travail, des pratiques de loisir. N’est-ce pas très regrettable ? Nous n’aimons pas réfléchir au pouvoir, le thème est tabou – nous reviendrons plus bas sur ce point. Mais qu’est-ce qui nous fait dire qu’il y a toujours, entre nous, des rapports de force ? C’est que cela est lié à notre manière même d’être au monde.

Toute personne a des objectifs à atteindre – d’abord assurer sa subsistance –, et ses semblables ont eux aussi leurs propres objectifs. Impossible de ne pas exercer de pouvoir sur les autres. L’utilisation d’un moyen de paiement pour exiger le plus banal des services met déjà en position de force. Dans un commerce, l’argent donne un vrai pouvoir : le personnel de vente doit faire ce qui lui est demandé, le sourire aux lèvres. Si ce n’était pas le cas, la direction exercerait, elle, son pouvoir en licenciant son personnel. Le pouvoir est partout, même les plus petits enfants l’exercent. Les parents n’en font-ils par l’expérience lorsque leur progéniture hurle pour recevoir un petit biscuit bien en vue sur un rayon ? Des rapports de force peuvent exister même entre proches, car toutes les attentes ne sont pas exprimées et il peut y avoir des rivalités secrètes. Tout humain est pris dans une multitude de relations de pouvoir, qu’il contribue lui-même à créer et à entretenir.

Il n’y a jamais d’équilibre

Le pouvoir produit des effets, qui produisent à leur tour des réactions. Le mécanisme pourrait générer une forme d’équilibre. Hélas ! ce n’est jamais tout à fait le cas. L’expérience l’enseigne, des personnes ou des organisations peuvent imposer largement leur volonté, alors que d’autres ne le peuvent pas. C’est pour rétablir un certain équilibre que les démocraties modernes ont mis en place un système très sophistiqué de freins et de contrepoids (« checks and balances »). La séparation entre les pouvoir exécutif, judiciaire et législatif ou la création de tribunaux de différentes instances devraient en principe favoriser une plus juste répartition du pouvoir.

Mais que se passait-il avant l’instauration de la démocratie ? Dans bien des cas, il revenait alors aux religions et à leurs représentants de faire en sorte que les détenteurs du pouvoir n’abusent pas de leur position. C’est bien connu, la Bible notamment critique très souvent les pouvoirs en place. Elle témoigne d’une réflexion séculaire sur les agissements des humains qui cherchent à prendre le pouvoir sur leurs semblables. Le thème est déjà présent dans les deux récits de la création de la Genèse. Ceux-ci font en effet comprendre que le seul vrai détenteur du pouvoir, c’est Dieu, parce que lui seul est Créateur – l’humain dépend donc toujours de lui. La suite du texte montre que Dieu sanctionne durement ceux qui veulent s’octroyer trop de pouvoirs. Le meurtre d’Abel par Caïn, la construction de la Tour de Babel, les méfaits des rois d’Israël, les rédacteurs de la Bible voient dans ces aléas de l’histoire sainte des abus de pouvoir, intolérables aux yeux de Dieu.

Représentation de la Tour de Babel tirée de la Bible de Wittenberg de Martin Luther de 1586.

Lorsque le personnel religieux abuse de son pouvoir, il n’est pas épargné par la critique. C’est ainsi que le prophète Amos s’élève contre les (familles de) prêtres et dénonce leur manière de remplir leur fonction. La dénonciation met en évidence le mode d’exercice du pouvoir qui plaît à Dieu : celui qui défend les pauvres, les personnes privées de droits, qui n’ont pas voix au chapitre. Le message de Jésus s’inscrit dans la droite ligne de celui des prophètes. Pas de doute pour lui, renoncer au pouvoir, c’est se procurer un « ticket d’entrée » pour le Royaume des cieux, et l’amour est le plus grand cadeau que les humains puissent se faire les uns aux autres. L’Évangile de Marc (1,15) résume le message en ces termes : « Le temps est accompli et le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à l’Évangile. » Fin du pouvoir, avènement de l’amour ?

L’amour est-il l’antidote ?

Cette question clé se pose maintenant : suffit-il de miser sur l’amour pour prévenir tout abus de pouvoir ? Force est de reconnaître que, sur la terre, des rapports de force s’exercent même entre des personnes qui s’aiment. Et si l’amour associait, comme dans un jeu, domination et soumission ? L’amour est un horizon idéal, jamais pleinement rejoint ici-bas. Si l’amour est un antidote aux méfaits du pouvoir, c’est une épée sans tranchant – tant que nous resterons des hommes et des femmes…

Les chrétiennes et chrétiens sont confrontés à cette impuissance de l’amour en particulier lorsqu’ils observent ce qui se passe au sein de leurs communautés. Signe sacramentel de l’amour unissant Dieu et son peuple, et les fidèles entre eux (selon les documents du Magistère), l’Église « réelle » en fait vraiment très peu pour lutter contre les abus de pouvoir. Et il n’y a manifestement jamais eu d’âge d’or, de « premiers temps » où il en aurait été autrement. Les passages des Actes des Apôtres qui disent le contraire (Actes des Apôtres 2,44-47) sont des reconstructions idéalisées d’un passé qui n’a jamais existé. Les lettres de Paul aux Corinthiens sont plus réalistes. Parlant des débuts de l’Église (env. 55 après J.-C.), elles évoquent des conflits étonnamment graves concernant la place des femmes, les comportements à adopter ou le ministère de Paul lui-même.

Le pouvoir dans l’Église : oser lever le tabou

Ces dernières décennies, on a commencé à s’interroger publiquement sur l’exercice du pouvoir dans l’Église, et même sur les abus de pouvoir. Pourquoi en allait-il autrement jusque-là ? L’explication est simple : quand un pouvoir s’exerce dans une relation, celui-ci est tabou ; cela est encore plus vrai lorsque le pouvoir est réparti de manière très inégalitaire, et qu’il existe des relations de dépendance. Dans de telles situations, le respect du tabou est un impératif, parce que sa levée aurait des conséquences très désagréables et douloureuses pour les deux parties. Celle qui est en position de force devrait légitimer son pouvoir. Elle devrait se poser la question suivante : pourquoi a-t-elle cédé au désir de pouvoir sans résister ? Pourquoi s’est-elle comportée ainsi, alors que cette attitude est contraire à l’image qu’elle a d’elle-même et à la mission qui est la sienne ?

L’autre partie ne serait pas mieux lotie. Si elle devait regarder en face les liens de dépendance qui se sont créés, elle risquerait de s’infliger une blessure narcissique. Elle devrait elle aussi s’interroger : pourquoi s’est-elle soumise aussi docilement au pouvoir de certaines personnes ou organisations ? Pourquoi cautionne-t-elle un système qui continue à commettre des abus et ne les combat pas ?

La réflexion peut être poussée plus loin. Comment se fait-il que nous puissions, aujourd’hui, remettre en cause le pouvoir de l’Église beaucoup plus librement qu’il y a quelques décennies ? Il y a quelque chose de paradoxal dans la réponse : si le tabou a pu être en partie levé, c’est aussi parce que l’Église a perdu en partie son pouvoir, sa capacité de s’imposer. Il n’est interdit de parler de l’exercice du pouvoir que si les relations entre les parties sont stables. Si celles-ci se distendent, le tabou s’effrite rapidement et les rapports de pouvoir peuvent être mis en lumière avec moins de risques pour l’image de soi. Ce n’est donc pas un hasard si, dans l’Église catholique, les abus de pouvoir – envers les femmes, les enfants, les personnes ayant une « mauvaise » orientation sexuelle selon le Magistère… – n’ont été questionnés que lorsque l’Église a eu moins d’influence sur la société.

La pastorale arc-en-ciel du diocèse de Bâle à la Zurich Pride 2021

Cela dit, la mise en lumière des rapports de force permet aux deux parties de faire un pas en avant. Celle qui détient le pouvoir est alors amenée à répondre à la question suivante : qu’est-ce qui doit changer pour que son pouvoir redevienne pleinement légitime ? Quant à l’autre partie, elle doit se demander sérieusement si, et à quelle condition, elle est disposée à accepter de se soumettre, et agir en conséquence.

Fin du pouvoir, avènement de l’amour : dans notre monde, n’est-ce pas là un vœu pieux et irréaliste ? Voici la direction à suivre : exercer le pouvoir ou lui obéir intelligemment, en toute transparence. Que faire d’autre pour prévenir autant que possible les abus et les souffrances qu’ils provoquent ? Si le Royaume des cieux arrive, il n’est pas encore devenu pleinement réalité, personne ne le sait mieux que nous, chrétiennes et chrétiens.1

  1. Crédits photos: Couverture: fenêtre avec l’inscription « Pas de pouvoir pour personne ». Photocase. / Image 1: Jeu d’échecs : le roi gagne, les pièces noires sont renversées. Unsplash@jeshoots / Image 2: Représentation de la Tour de Babel dans la Bible de Wittenberg de Martin Luther de 1586. Wikimedia Commons. / Image 3: Une Bible est posée sur l’autel. Unsplash@jacobbentzinger. / Image 4: La pastorale arc-en-ciel du diocèse de Bâle à la Zurich Pride 2021. Image : kath.ch

Pessah, fête de la libération

Pessah est une fête clé du judaïsme, qui commémore au printemps la libération de l’esclavage en Égypte. Pessah a aussi une grande importance dans le christianisme : c’est pour célébrer cette fête que Jésus s’est rendu avec ses disciples à Jérusalem, où il a pris son dernier repas et a…

Lire la suite

Les dictateurs n’aiment pas ça

Quelle est, peut-être, la réalisation la plus remarquable de l’histoire récente ? L’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il y a trois quarts de siècle déjà. Comment cette prouesse a-t-elle été possible ? Traduit de l’allemand par Yvan Mudry À une époque où des conflits éclatent un…

Lire la suite

Le Christ cosmique: Le corps de Dieu

Le Christ cosmique : cette magnifique image, présente dans la Bible, vous parle-t-elle ? Un chant évoquant ce Christ, datant du 1er siècle, affirme que Dieu est présent dans l’immensité de la création, et compare l’univers à un corps, le corps du Christ. À l’heure de la crise écologique, l’image…

Lire la suite

Plus qu’un repas partagé

Lorsque nous célébrons la cène ou l’eucharistie, nous faisons mémoire du repas d’adieu que Jésus a partagé avec ses disciples à Jérusalem. En nous rendant à l’église, nous accomplissons ce qu’il nous a dit de faire en ces termes rapportés dans les Évangiles : « Faites cela en mémoire de moi. » Pourquoi ce…

Lire la suite

Commentaires

Pas encore de commentaire

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *