Des pierres qui parlent

La pratique religieuse n’est plus ce qu’elle était. Les portes de nombreuses églises ont été fermées. Les bâtiments ont été désacralisés, affectés à d’autres usages ou tout simplement détruits. Des personnes qui y priaient ont sans doute été touchées, voire choquées par ces changements. Pourquoi ? Qu’est-ce que les chapelles, les églises, les cathédrales représentent pour nous ? Qu’est-ce qu’elles nous permettent de vivre ? Pourquoi peut-on aussi s’en passer ?

Traduit de l’allemand par Yvan Mudry

Les églises me fascinent. Lorsque je me trouve quelque part et que j’en aperçois une, je m’approche. Est-elle ouverte, je m’en réjouis. J’entre et j’éprouve toutes sortes d’émotions, très différentes, selon que je pénètre dans une église romane, où l’air est plus frais et où je me sens protégé, dans une église baroque baignée de lumière ou dans une bâtisse moderne au mobilier très sobre.

Maison des hommes et maison de Dieu

Les lieux de culte racontent des histoires, ils parlent de la vie et de la foi des personnes qui les ont bâtis et aménagés. Lorsqu’on y entre, on pense aux fidèles qui s’y réunissaient autrefois, ou à ceux qui le font aujourd’hui.

Notre-Dame de Paris pendant sa reconstruction

Il y a souvent une atmosphère particulière dans les espaces de prière et de célébration. On y sent je ne sais quoi de différent, comme une invitation à changer d’attitude intérieure. Les personnes de foi qui s’y rendent sont dans la joie ou dans la tristesse, elles font part de leurs peines ou de leur gratitude, elles témoignent de leur espérance au moyen de textes, d’images, de chants, de gestes, de rites, parfois depuis des siècles. Elles y vivent des expériences communautaires, se réconfortent mutuellement, célèbrent des moments importants de leurs parcours de vie, comme des baptêmes, des mariages, des enterrements. Pour elles, ces lieux sont « chargés » de sens, elles y perçoivent la présence de Dieu. À leurs yeux, ce sont des « maisons de Dieu », et pas seulement lorsque des fidèles y prient ou des communautés y célèbrent des fêtes.

On peut aimer une chapelle ou une église un peu comme on aime un être vivant. Lorsqu’un tel bâtiment change d’affectation, on peut donc éprouver une forme de colère ou de souffrance, ou un sentiment d’impuissance. Il faut « lâcher prise », parce qu’on ne pourra plus s’y rendre pour y vivre quelque chose qui nous tenait à cœur. C’est d’une certaine manière comme si on devait quitter un domicile.

Témoins de la foi

Dans les églises, il n’y a pas seulement des trésors artistiques. Il y a aussi tout un patrimoine spirituel1 La manière dont elles sont bâties ou aménagées évoque la théologie, l’expérience de Dieu ou la vision du monde de leurs bâtisseurs.

Entrons dans une église construite longtemps avant notre naissance. Peut-être l’espace, le décor ou le mobilier liturgique nous surprendront-ils. C’est qu’ils ne cadrent pas avec notre conception de la foi ou notre vision du monde, ou plus simplement parce que les goûts artistiques ont changé. Mais l’étrangeté d’un espace peut aussi nous inviter à réfléchir à nos propres convictions, et à les approfondir, en découvrant que les générations qui nous précédaient avaient une vision de la foi différente de la nôtre. Il en va de même lorsque nous découvrons un édifice religieux récemment construit, qui peut lui aussi nous dérouter2.

Cela dit, il y a des critères théologiques qui permettent de porter un jugement sur l’aménagement de l’espace dans un édifice religieux. Lorsque celui-ci ne répond plus aux besoins et aux usages des communautés, il peut être modifié, pour que les fidèles puissent vivre leur foi3 – sans cette opération, l’endroit risque de devenir pour eux aussi froid qu’un musée.

L’église Saint Jacques à Leucate, France : une construction d’église moderne combinée à des colonnes antiques

L’espace liturgique hier et aujourd’hui

En Europe occidentale, depuis l’Antiquité, la plupart des édifices religieux sont orientés vers l’est et ont une forme allongée, semblable à celle des basiliques romaines. Ces particularités s’expliquent d’un point de vue théologique : la communauté des fidèles est tournée vers le Christ qui va revenir ; elle chemine, symboliquement au moins, dans sa direction.

Aujourd’hui encore, dans une majorité d’églises, l’espace est structuré selon la hiérarchie ecclésiastique existant au Moyen Âge : une partie de l’édifice est réservée aux clercs ou aux religieux (le chœur), l’autre aux laïcs (la nef). Jusqu’au milieu du 20e siècle environ, les deux espaces étaient clairement séparés par des marches ou des éléments architecturaux tels que des grilles, un jubé ou un banc de communion. L’espace autour de l’autel, lieu de la consécration du pain et du vin, était particulièrement « saint ». C’est pourquoi il était réservé en principe aux personnes qui avaient reçu l’ordination sacerdotale.

Au 20e siècle, un grand mouvement liturgique a remis en cause cette séparation. Les fidèles ont pu se placer en demi-cercle ou même en cercle tout près de l’autel (et de l’ambon). Le positionnement devait montrer que le Christ est le pivot de la communauté (cf. Évangile de Matthieu 18,20). La réforme liturgique du Concile Vatican II (1962-1965) a confirmé le changement d’approche : l’église tout entière est un espace de prière et de célébration. S’il y a différents espaces dans une église, c’est uniquement pour des raisons fonctionnelles : l’autel est le lieu de l’eucharistie, l’ambon de la prédication, les fonts baptismaux du baptême et le tabernacle de l’adoration du Saint-Sacrement. Si les espaces ne doivent pas être cloisonnés dans une église, c’est parce que la liturgie n’est pas l’affaire des seuls clercs, mais de toutes les personnes qui ont reçu le baptême. Autrement dit, de par leur baptême, tous les fidèles ont « le droit et le devoir » de participer aux célébrations liturgiques4

À l’heure où sont dénoncés les abus de pouvoir et le cléricalisme, il est plus nécessaire que jamais de s’interroger sur la barrière symbolique qui existe encore parfois, même dans les bâtiments contemporains, entre le chœur d’une église et sa nef, et donc sur la différence de statut entre le clergé qui agit à l’autel et les laïcs témoins de la scène5. Une autre manière de se positionner dans l’espace lors des célébrations liturgiques est parfois proposée : l’assemblée forme alors une ellipse, dont les deux foyers sont l’autel et l’ambon6. Lorsque ce positionnement est adopté, un espace vide se forme entre les foyers. Ce creux voulu comme tel laisse entendre que Dieu échappe à l’humain, que nous ne devons pas essayer de nous faire une image de lui. C’est là, dans ce vide, que Dieu « se produit » parmi nous tout en restant caché.

A l’occasion d’un culte familial, l’espace de l’église Bruder Klaus de Zurich a été aménagé temporairement selon le modèle de l’ellipse.

Des espaces spirituels inspirants

Les humains donnent une forme particulière aux espaces, mais l’inverse est aussi vrai : les espaces agissent sur eux. Par le je ne sais quoi dont ils sont empreints, les espaces où des prières s’élèvent et des célébrations ont lieu peuvent « nourrir » la spiritualité des personnes qui s’y trouvent. La configuration des lieux agit comme un cadre qui invite à la prière en apaisant les tensions, en favorisant le recueillement, en ouvrant les portes d’un foyer.

En même temps, la personne qui prie dans une église se retrouve dans un environnement inhabituel. Être là lui permet de se dépasser, de s’engager sur un chemin sur lequel elle ne se serait pas engagée si elle était restée chez elle7

Les lieux de culte, souvent majestueux, sont conçus pour élever, pour inviter à aller plus loin spirituellement. Ils font une place à ce qui nous dépasse, ils nous font tourner la tête dans la direction du tout autre, Dieu.

Combien existe-t-il d’autres lieux publics où il n’y a rien à acheter ni à consommer, où rien n’est attendu de nous, où chacun peut être simplement là, sans avoir rien à faire ni aucune performance à réaliser. Les bâtiments religieux doivent être un refuge pour toutes les personnes en quête de protection8

Pour toutes ces raisons, il est souhaitable qu’il y ait, aujourd’hui encore, dans les rues de nos villes et de nos villages, des bâtiments accessibles à tous, réservés à la prière et aux célébrations religieuses, et cela même pour les personnes auxquelles la foi chrétienne ne dit rien.

Des pierres vivantes

La foi faite pierre, voilà ce que sont les bâtiments religieux. Et s’ils n’étaient qu’une forme pétrifiée de cette foi ? Si ces constructions fascinent, le christianisme peut exister sans elles. L’Église faite de pierres vivantes est plus importante que les églises de pierre.

Les personnes de foi peuvent prier ou célébrer leurs fêtes partout. Elles ne sont pas tenues de le faire dans des lieux donnés, dans des espaces réservés à cet usage.

Un espace de prière peut être aménagé pour quelques heures. Un temps de prière peut se dérouler en plusieurs endroits, par exemple lors d’une procession ou d’un chemin de croix. Une célébration peut aussi avoir lieu en plein air, dans la nature.

Célébration « dehors devant la porte de l’église » du réseau égalité.point.amen

Une communauté rassemblée au nom de Jésus Christ constitue en soi un espace où une rencontre avec Dieu peut se produire. L’assemblée des fidèles est le « temple de Dieu » (Première lettre aux Corinthiens 3,16s) ou la « maison de Dieu » (Première lettre à Timothée 3,15 ; Lettre aux Hébreux 3,6). Chacun de ses membres est une « pierre vivante » d’un « édifice spirituel » (Première lettre de Pierre 2,5).

Les premières communautés chrétiennes se réunissaient au domicile de certains de leurs membres. Elles n’ont utilisé des bâtiments destinés exclusivement aux célébrations religieuses qu’à partir du 3e siècle.

Dieu n’a pas demandé aux communautés chrétiennes de bâtir des églises. Si celles-ci l’ont fait, c’est parce que les humains, qui aménagent des lieux de travail, des salles à manger ou des chambres à coucher aiment aussi disposer de salles de prière – les humains s’y retrouvent plus facilement dans leur quotidien lorsqu’ils affectent des lieux et des moments de la journée à des activités particulières. L’étymologie du mot allemand « Raum », signifiant en français « espace », en dit long. Ce terme provient en effet d’une racine qui a aussi donné le verbe « räumen », qui signifie ranger ou vider. Autant dire qu’un espace n’est jamais donné, qu’il faut le créer, en faisant de la place9

La demeure de Dieu parmi les hommes

Si l’Église construit et consacre des édifices religieux, ce n’est pas parce qu’elle veut avoir Dieu sous la main en l’enfermant quelque part, ni parce que Dieu n’est présent que dans les églises, les chapelles ou les cathédrales.

Réserver un espace pour Dieu, c’est inviter les fidèles et le public à ne pas oublier qu’il est tout près, qu’il ne s’est pas éloigné. L’existence même d’édifices religieux aux portes ouvertes montre que Dieu a élu domicile au milieu des humains. La vraie maison de Dieu, c’est le monde. C’est là qu’il dispense ses bienfaits, pour autant que les humains lui fassent une place, dégagent un espace pour lui, veillent à « assurer un lieu à Dieu », pour reprendre les mots de Madeleine Delbrêl. Les humains recherchent des lieux sûrs, mais les seuls lieux qui soient sûrs dans ce monde, ce sont ceux qui sont « pleins » de Dieu10.

L’Église et le monde, la liturgie et la vie sont étroitement liés. C’est pourquoi les fidèles peuvent aussi prier et célébrer leurs fêtes ailleurs que dans des édifices religieux. Leur vie tout entière doit être une liturgie… pour que chaque être humain ait un lieu où habiter.

  1. « Living stones », « pietre vive », « pierres vivantes » est un projet international impliquant des jeunes qui proposent des visites guidées de monuments religieux dans de très nombreuses villes, cf. https://www.pietre-vive.org/ (12.07.2024).
  2. Cf. par ex. Andreas Nentwich / Christine Schnapp: Modern in alle Ewigkeit. Eine Reise zu den schönsten modernen Kirchenbauten der Schweiz. Berne, Zytglogge Verlag 2019.
  3. Aujourd’hui, les responsables des rénovations ou des transformations doivent faire en sorte que les changements opérés soient réversibles.
  4. Concile Vatican II, Constitution sur la sainte liturgie Sacrosanctum Concilium, art. 14.
  5. Sur ces questions, voir: Gottesdienst und Macht. Klerikalismus in der Liturgie. Éd. Stefan Böntert et autres: Regensburg, Pustet 2021.
  6. Albert Gerhards / Thomas Sternberg: Communio-Räume. Auf der Suche nach der angemessenen Raumgestalt katholischer Liturgie. Regensburg: Schnell & Steiner 2003.
  7. Cf. Fulbert Steffensky: Der Seele Raum geben. Kirchen als Orte der Besinnung und Ermutigung, dans: id., Schwarzbrot-Spiritualität. Stuttgart, Radius-Verlag nouv. éd. 2006, 25-51.
  8. Il existe une tradition des églises refuges.
  9. Cf. Martin Stuflesser: «Wenn Steine sprechen …» Antwortversuche auf die Frage: Was ist ein liturgischer Raum?, dans: Anzeiger für die Seelsorge 118 (2009) 5-9, https://www.herder.de/afs/themen/kunst/wenn-steine-sprechen-antwortversuche-auf-die-frage-was-ist-ein-liturgischer-raum/ (21.05.2024).
  10. Cf. L’art. publié sur internet le 5 avril 2021 par Martin Erdmann: https://www.katholisch.de/artikel/29352-gott-einen-ort-sichern (21.05.2024).

     

    Crédits photos: Couverture: un mur de pierre avec des mots dessus. Unsplash@lesargonautes / Image 1: Notre-Dame de Paris pendant la reconstruction. Unsplash@taybun / Image 2: L’église Saint Jacques à Leucate, France: l’architecture religieuse moderne est combinée avec des colonnes antiques. Unsplash@tonio77 / Image 3: Légende de l’image : A l’occasion d’une messe de famille, l’espace de l’église Bruder Klaus de Zurich a été aménagé temporairement selon le modèle de l’ellipse. Photo: Antonia Manderla / Image 4: Célébration « à l’extérieur de la porte de l’église » du réseau Égalité.Point.Amen. Photo: kathbern

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