Les véritables aventures sont toujours, en même temps, des voyages vers soi. Dans la Bible comme dans les contes, le chemin constitue un aller et retour. Et le parcours montre que le retour est souvent le vrai départ !
Traduit de l’allemand par Yvan Mudry
Qu’est-ce qu’une belle histoire ?
Il n’y a pas de raison d’envier Bilbo Sacquet. Gandalf le Gris, magicien, expert en feux d’artifice, recommande à des nains de faire de lui, qui est un cambrioleur, le guide dont ils ont besoin pour traverser l’inhospitalière Terre du Milieu et retrouver la gloire perdue de leurs ancêtres. Pas facile pour Bilbo de dire oui, ne serait-ce que parce qu’un dragon crachant du feu attend la petite troupe à la fin du périple… C’est ainsi que commence Le Hobbit, célèbre roman de J. R. R. Tolkien, qui est aussi l’auteur d’un autre livre, encore plus célèbre : Le Seigneur des anneaux. Dans ce second ouvrage, Bilbo n’est plus au centre de l’action : vieillard excentrique, il rédige alors ses mémoires. Et il donne ce titre aux souvenirs qu’il garde de ses aventures : Un aller et retour, en anglais « There and Back Again ». En choisissant ce titre, fait-il preuve d’une incroyable modestie ou se moque-il de lui-même ? Quoi qu’il en soit, qui lit les textes comprend que cet « aller et retour » n’évoque pas un déplacement ordinaire, comme quand on entre et sort d’un magasin. Il décrit un changement de vie radical, touchant de nombreuses personnes, et pas seulement Bilbo lui-même.
Tolkien a mûrement réfléchi avant de donner ce titre aux mémoires rédigées par Bilbo. Peut-être avait-il en tête un autre livre, la Bible, lui qui se disait ouvertement catholique. Si la Bible ne parle ni de hobbits, ni de nains, ni de dragons, ne pourrait-elle pas elle aussi porter ce titre « Aller et retour » ? Ce livre évoque en effet des allers – de nombreux déplacements, des aventures et des expériences passionnantes –, suivis, parfois, de retours (après un voyage périlleux, un emprisonnement, un exil). Ève et Adam, Noé, Abraham, Moïse, Joseph, Ruth, tous ces personnages se mettent en route, pas toujours de leur plein gré, et rêvent d’un retour dans un jardin paradisiaque hors d’atteinte, dans une patrie dont ils ne seraient pas chassés ou dans un espace où ils vivraient en paix, avec Dieu.
La Bible, un voyage héroïque avec retour glorieux ?
Vous allez peut-être dire : que c’est banal ! Toute bonne histoire met en scène des personnages qui doivent se mettre en chemin, parce qu’un événement important s’est produit. Ces figures doivent ensuite affronter de nombreux dangers, ce qui les transforme. Vient un jour où elles retournent dans leur pays chargées de gloire, mais on ne les reconnaît pas, tant elles ont changé…
Vous auriez raison. Le schéma « départ, aventure, transformation ou développement, retour » peut en effet s’appliquer pour un très grand nombre d’expériences humaines, et il permet souvent de raconter ce qu’il y a de plus marquant dans une vie. Rien d’étonnant s’il se retrouve partout, dans les mythologies, dans les épopées et même dans les contes de fées du monde entier. Les spécialistes ont donné un nom à ce schéma : celui du « voyage du héros » ou « voyage héroïque ». S’il n’existait pas, Hollywood serait désemparé, car tous les films de super-héros sont basés sur lui.
Le schéma du « voyage héroïque » se retrouve aussi dans de nombreux récits bibliques. Mais attention ! souvent les explications simples ne permettent pas de rendre compte entièrement de ces textes, comme elles ne permettent pas de faire toute la lumière sur le Dieu de la tradition judéo-chrétienne.
Prenons l’une des histoires de retour les plus connues de la Bible, la parabole de l’« enfant prodigue » (Évangile de Luc 15,11-32). Le récit met en scène Jésus, qui raconte à un groupe de scribes l’histoire d’un homme qui avait deux fils. L’un de ces fils demande à son père sa part d’héritage et s’en va à l’étranger. Si le schéma du « voyage héroïque » s’appliquait à la lettre, ce fils qui ne pense qu’à soi vivrait de folles aventures, puis il changerait, rencontrerait une jeune princesse et finirait pas exercer le pouvoir sur une vaste région. Rien de tout cela dans la parabole. Le jeune homme dilapide sa fortune, il est en échec et devient si pauvre qu’il ne lui reste plus qu’une solution pour ne pas mourir de faim : se repentir, faire profil bas et revenir chez son père. Le fils qui rêvait d’une vie flamboyante doit déchanter et revenir sur ses pas. Il s’attend, à juste titre, à être traité comme les personnes qui servent son père. Mais c’est là que l’histoire prend un tour inattendu, comme nous le savons : le père réserve le meilleur accueil à son fils prodigue, il demande même d’organiser une fête en son honneur, au grand dam de son frère plus raisonnable, qui n’a jamais quitté la maison. Voici donc le message de Jésus à l’adresse des scribes : ce qui est important, c’est que le fils soit revenu, et pas dans quelles conditions il l’a fait.
La parabole contient aussi cet autre message : le fils vertueux doit se rendre compte de son manque de maturité, une lacune qui l’a empêché de comprendre la joie débordante de son père. Son comportement moralisateur, conforme aux attentes sociales et aux lois de l’époque, l’empêche d’éprouver de la compassion envers son frère. Aux yeux de Jésus, respecter à la lettre la loi et l’ordre au mépris de tout sentiment humain, ça n’est manifestement pas bien.
Aller pour revenir et rester
Cette parabole permet de comprendre la manière dont la Bible et la tradition chrétienne envisagent le « retour ». Dans le « voyage héroïque » classique, celui-ci constitue une sorte d’épilogue : la personne qui était partie revient, tout le monde s’émerveille de ce qu’elle a vécu, elle vit heureuse jusqu’à la mort, fin de l’histoire. L’approche est très différente dans la Bible et le christianisme. Le retour n’est pas synonyme de fin. C’est un moment clé, où la personne entre pleinement en relation avec Dieu. Ce n’est pas un hasard si le champ lexical du retour est l’un des plus riches de la Bible. La notion de retour à Dieu renvoie à toutes sortes de réalités concernant la foi, les mœurs, les relations et même l’espace habité.
Pour bien comprendre, il faut élargir son champ de vision. Lorsqu’il a été créé, à l’instar de tout ce qui existe, l’homme, image de Dieu, a été doté d’une liberté qui lui permet de tracer sa propre voie. L’espace de la liberté est celui de l’aventure, des dangers mortels parfois, auxquels il est impossible d’échapper. La Bible montre clairement que lorsque les humains ne respectent pas la Création et l’être-ensemble, tels qu’ils ont a été voulus par Dieu, ils risquent de se retrouver en mauvaise posture. Mais, avec leurs innombrables protagonistes, hommes et femmes ordinaires, prophètes, groupes humains et même peuples, les récits font aussi comprendre que Dieu reste fondamentalement fidèle, comme le père dans la parabole du fils prodigue. Dieu est plein de compassion pour celles et ceux qui reviennent vers lui et ce qui lui tient à cœur, peu importe leur identité et leur expérience de vie.
Le retour n’est donc pas synonyme de fin. C’est l’espace d’un appel qui ne cesse de résonner. Un appel adressé à toutes et tous, qui invite certes à faire usage de sa liberté et de sa créativité, mais surtout à favoriser la vie en veillant à la sauvegarde de la création et au maintien de la solidarité humaine. Dans la tradition chrétienne, le retour est un processus vital, à petite ou à très grande échelle. La Bible se termine en effet par cette image du futur : un « retour » de toute la création à Dieu et le salut définitif. Le retour n’est pas une fin, mais le début de quelque chose de tout à fait nouveau. Le chemin reste ouvert : aller, retour et plus loin !
Nous en dirons plus sur le « retour » dans un deuxième texte, où nous prendrons d’autres exemples bibliques et où nous nous demanderons en particulier pourquoi certains retours ne se font pas.1
- Crédits photos: Couverture : Thomas Cole, the Return (le retour), huile sur toile 1837, National Gallery of Art Washington. Corcoran Collection / Image 1: Panneau indicateur de Middle-Earth (Terre du Milieu). Unsplash@jannerboy62 / Image 2: Le retour du fils prodigue, Rembrandt, 1668 après J.-C., huile sur toile, aujourd’hui au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg / Image 3: Panneau routier. Unsplash@wilsonjim
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