Jésus et les enfants

Les personnes socialisées au sein du catholicisme ont certainement en tête ces scènes un peu mièvres représentant Jésus entouré d’un groupe d’enfants, tenant l’un d’entre eux dans ses bras. Elles montrent que Jésus est un grand ami des petits, qu’il ne leur tourne pas le dos. Les représentations sont-elles fidèles ? Si elles s’inspirent de textes bibliques, elles privent ceux-ci de leur force par leur côté conformiste et sentimental. Car ces textes parlent avant tout de dépendance et d’absence de droits, et ils critiquent les abus de pouvoir.

Traduit de l’allemand par Yvan Mudry

L’« Évangile des enfants »

Les trois Évangiles synoptiques, Marc, Mathieu et Luc, évoquent une « bénédiction des enfants ». Ils rapportent en des termes presque identiques qu’un jour, les disciples ont voulu empêcher des enfants d’accéder à Jésus. À leurs yeux, ceux-ci ne méritaient pas qu’on s’intéresse à eux. Mais Jésus avait une tout autre approche : il tenait à ce qu’ils soient au centre de la communauté de personnes qui le suivaient.

« Des gens lui amenaient des petits enfants afin qu’il les touche, mais les disciples leur firent des reproches. Voyant cela, Jésus fut indigné et leur dit : “Laissez les petits enfants venir à moi et ne les en empêchez pas, car le royaume de Dieu est pour ceux qui leur ressemblent. Je vous le dis en vérité : celui qui n’accueille pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n’y entrera pas.” Puis il les prit dans ses bras et les bénit en posant les mains sur eux. » (Évangile de Marc 10,13-16)1

Jésus avec les enfants, Carl Bloch, date inconnue

Certains exégètes disent que les disciples se sont mal comportés. Ce verbe grec est utilisé : « epitiman ». Ce mot revient assez souvent dans les récits concernant des démons expulsés2. Il ne devrait donc pas être traduit par « rabrouer » ou « faire des reproches », mais par « dominer ». Les disciples se sont comportés en maîtres face aux enfants et aux personnes qui les accompagnaient. Ils ont dû leur dire quelque chose comme « Qu’est-ce qui vous prend ? », « Qu’est-ce que vous voulez ? », « Partez ! »

Des enfants sont aussi mentionnés dans un chapitre précédent de l’Évangile de Marc. Là déjà, les disciples sont réprimandés et reçoivent une leçon de leur maître. C’est qu’ils ne comprennent pas ce que signifie « être disciple » ni ce que Jésus dit lorsqu’il annonce la venue du Royaume de Dieu :

« Ils vinrent à Capharnaüm ; et, une fois à la maison, il leur demandait : “De quoi discutiez-vous en chemin ?” Eux se taisaient, car en chemin ils avaient discuté entre eux pour savoir qui était le plus grand. Alors, s’étant assis, il appela les Douze et leur dit : “Si quelqu’un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur de tous.” Puis, prenant un petit enfant, il le plaça au milieu d’eux et, l’ayant embrassé, il leur dit : “Quiconque accueille un petit enfant comme celui-ci à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille ; et quiconque m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé.” » (Évangile de Marc 9,33-37 ; cf. Évangile de Matthieu 18,1-5 et Évangile de Luc 22,24-27)

Si Marc dit que les disciples s’interrogent sur le pouvoir, c’est pour faire comprendre ce qui est en jeu lorsqu’il parle des enfants : il veut attirer l’attention sur des questions de structure, et critiquer les systèmes de domination qui se sont mis en place dans les premières communautés3. Marc inverse les schémas habituels et demande rien moins que de changer de place : « Si quelqu’un veut être le premier, il sera le dernier de tous et le serviteur (l’esclave) de tous. » Mais pourquoi prend-il un enfant pour illustrer son propos ?

Aux marges de la société

À l’époque de la Bible, la vie des enfants était souvent difficile4. Pour survivre, ils devaient participer aux travaux des champs, garder du petit bétail ou accomplir des tâches domestiques. Si les récoltes étaient mauvaises ou s’il y avait la guerre et que la famille tombait dans le dénuement, ils pouvaient être réduits en esclavage pour payer les dettes de leurs parents. Si leur mère ou leur père mourait, ils risquaient de se retrouver sans protection. Ce n’est pas un hasard si ces trois mots sont souvent associés dans le Premier Testament : « étranger », « veuve » et « orphelin ». Personne n’est plus vulnérable que ces trois catégories de personnes. C’est pourquoi le peuple d’Israël dit que Dieu veille tout particulièrement sur eux.

Dans la langue du Nouveau Testament, le grec ancien, il existe deux mots pour parler des enfants. L’un, « teknon », désigne l’enfant dans sa relation avec ses parents. Dans les textes que nous étudions, c’est l’autre qui apparaît, « paidion ». C’est là un terme générique, utilisé pour parler des enfants comme catégorie sociale, dans laquelle peuvent aussi figurer les esclaves. Enfants et esclaves ont ceci en commun : ce sont des personnes mineures, sans droits, à la disposition des autres. Aussi effectuaient-elles des tâches subalternes pour des membres plus éminents de la société.

Les esclaves et les enfants devaient par exemple servir les personnes invitées. Ces tâches leur revenaient : laver les pieds, lacer les sandales, apporter boissons et aliments. Dans le deuxième texte, Jésus et ses disciples se trouvent « dans la maison » et sont probablement en train de manger. C’est alors que Jésus se tourne vers un enfant – peut-être un ou une esclave, peut-être quelqu’un de la famille – et le place au milieu. Le théologien allemand Markus Lau écrit à ce propos :

« Il faut bien se représenter la scène. Car si on lit bien le texte, on voit que Jésus doit se baisser pour pouvoir embrasser l’enfant. Il ne le prend pas dans ses bras, comme l’ont imaginé beaucoup d’artistes, mais il l’embrasse. Il ne peut le faire que s’il se fait lui-même petit devant la petite personne en face de lui. C’est un acte d’une grande portée symbolique. »5

Les enfants et le Royaume de Dieu

Dans l’Évangile de Marc, il existe un lien étroit entre les enfants et le Royaume de Dieu : l’esprit d’enfance est comme la porte de ce royaume. «Quiconque n’accueille pas le Royaume de Dieu en petit enfant n’y entrera pas. » (Évangile de Marc 10,15) Pour savoir si quelqu’un est sur le chemin du nouveau monde de Dieu, il faut se poser cette question : comment cette personne se comporte-t-elle envers les enfants et tous les êtres considérés comme petits et insignifiants ? À bien se comporter envers eux, il n’y a rien à gagner en termes de prestige ou de pouvoir. Pourtant Marc fait une promesse aux personnes qui traitent les petits avec respect et les accueillent avec amitié : « Quiconque accueille un petit enfant comme celui-ci à cause de mon nom, c’est moi qu’il accueille ; et quiconque m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé. » (Évangile de Marc 9,37)

Il faut aussi s’arrêter sur l’attitude adoptée par Jésus lorsqu’il se tourne vers l’enfant : il se fait petit. Pour accéder au Royaume, il faut faire preuve de bienveillance envers les enfants, et même devenir comme eux. Cela ne signifie pas que nous devons faire des enfants des modèles de moralité, et imiter leur simplicité, leur confiance, leur innocence, leur pudeur ou je ne sais quelle autre qualité qu’on leur prête. La référence, c’est ici leur position dans la société. Seule la personne qui ne se prend pas pour quelqu’un d’important, qui renonce à ses prérogatives, qui n’a pas peur d’accomplir des tâches serviles peut entrer dans le Royaume de Dieu. Autant dire la personne qui sert tout le monde et le fait aussi naturellement que le faisaient ou devaient le faire les enfants à l’époque du Nouveau Testament. On comprend mieux pourquoi le message a si mal passé auprès des disciples, qui ont été choqués.

Jésus se soucie des gens de peu

Il faut enfin s’arrêter sur un passage que je n’ai pas mentionné jusqu’ici, car il est difficile à traduire et à interpréter. Pas de doute là-dessus, il montre encore une fois que Jésus se souciait beaucoup du sort des petits, enfants et gens de peu. Mais il pourrait aussi se référer aux violences sexuelles dont ceux-ci peuvent être victimes, eux dont les droits ne sont pas protégés. C’est en tout cas ce que laisse entendre le jésuite Ansgar Wucherpfennig, qui cite pour commencer le célèbre verset :

« “Mais si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient, il serait mieux pour lui de se voir passer autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être jeté à la mer.” (Marc 9,42 ; Matthieu 18,6) Jésus utilise ici une image pour parler de blessures infligées aux “petits”. Le verbe grec utilisé, “skandalizo”, est de la même famille que le substantif “scandalon”, qui désignait un morceau de bois jeté en travers du chemin, à la chasse par exemple, pour faire tomber un animal, l’immobiliser ou l’étourdir. »6

Pour Wucherpfennig, dans les blessures infligées aux enfants, il y a aussi, sans que cela soit spécifié, les agressions sexuelles. Pour justifier son interprétation, il attire l’attention sur les versets qui suivent. Ceux-ci mettent en garde les personnes dont la main ou l’œil est une « occasion de péché ». Un rapprochement peut être fait entre ces versets et des textes juifs parlant des tentations d’ordre sexuel, ainsi que le passage du Sermon sur la montagne évoquant des transgressions sexuelles.

La force des mots et l’existence d’autres textes sur les enfants dans le même chapitre permettent de penser que Jésus vise effectivement les personnes qui commettent des abus sur les enfants.

« Envisagent-ils d’utiliser leur pouvoir, d’être injustes et violents envers “ces petits” ? Les agresseurs potentiels qui ont de telles pensées ne doivent pas chercher la moindre excuse, sans quoi ils ne pourront plus réfréner leurs désirs de pouvoir et leurs fantasmes de violence. »7

Il est de notre responsabilité, à nous théologiennes et théologiens, de ne pas minimiser la portée des textes sur les enfants, et de mettre en évidence ce qu’ils disent des rapports sociaux. Ils attirent notre attention sur la vulnérabilité de certaines personnes, sur les actes de domination et sur les agressions perpétrées dans nos sociétés aussi. C’est ainsi qu’ils sont un Évangile, soit une Bonne nouvelle pour les enfants et les autres “petits”.

  1. Cf. aussi Évangile de Luc 18,15-17 et Évangile de Matthieu 19,13-15. Les textes ont joué un rôle important dans les débats théologiques sur le baptême des enfants ; ils furent invoqués par les partisans des deux camps.
  2. Cf. Martin Ebner: «Lasst die Kinder zu mir kommen…». Das «Kinderevangelium» des Markus, dans: Kinder in der Bibel 41 (2005), p. 14-16, p. 16. Le même mot est utilisé dans l’échange entre Jésus et Pierre, qui ne veut pas que Jésus souffre et se retrouve dans le camp des perdants (Évangile de Marc 8,32s.).
  3. Cf. Martin Ebner: Lasst die Kinder, et, dans la partie pratique du même cahier, les pages de Dieter Bauer: Jesu Sorge um die Kleinen.
  4. Cf. Bettina Eltrop: article Kinder/Kindheit, dans: Das wissenschaftlich-religionspädagogische Wörterbuch im Internet (WiReLex) et Christl Meier/Karin Lehmaier: article Kinder, dans: Sozialgeschichtliches Wörterbuch zur Bibel, Gütersloh 2009, p. 293s.
  5. Markus Lau: Die Versuchung der Macht. Neutestamentliche Gegenentwürfe, Zurich 2020, p. 47.
  6. Ansgar Wucherpfennig: Kinder in den neutestamentlichen Gemeinden: Potenzielle Opfer sexualisierter Gewalt, dans: Bibel und Kirche 78 (2023), p. 26-32, ici p. 27.
  7. Ansgar Wucherpfennig: Kinder, p. 30.

     

    Crédits photos: Couverture: Enfants jouant avec un foulard arc-en-ciel. Unsplash@artem_kniaz / Image 1: Jésus et les enfants, Carl Bloch, date inconnue, huile sur cuivre, aujourd’hui au musée d’histoire nationale du château de Frederiksborg (Danemark). Wikimedia commons / Image 2: Une maison à l’envers et un enfant qui passe. Unsplash@itsaroadmap / Image 3: Statue de Jésus avec deux enfants. Wikimedia Commons / Image 4: Mer sauvage avec falaise. Unsplash@amutiomi

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