Marie Madeleine

Marie Madeleine est le témoin clé de la résurrection de Jésus. C’est pourquoi elle est appelée à juste titre apôtre des apôtres. À certaines époques de l’histoire de l’Église, elle a joui d’une très grande estime, mais à d’autres, elle a été mise à l’écart, oubliée, reniée, salie de différentes manières. L’heure est venue de reconnaître à nouveau que, selon les Évangiles, elle joue un rôle capital dans l’éclosion de la foi chrétienne.

Traduit de l’allemand par Yvan Mudry

Dans les textes bibliques, les femmes jouent souvent un rôle beaucoup plus important que la majorité des commentateurs l’ont dit par la suite. D’emblée, le récit de la création, dans le livre de la Genèse, attribue à la femme exactement la même dignité qu’à l’homme : Dieu a créé l’être humain à son image, il l’a créé homme et femme1. Les matriarches jouent un rôle aussi important que les patriarches dans la naissance du peuple d’Israël2. Ce sont des femmes qui ont posé les premiers actes qui ont conduit à la grande libération de l’esclavage en Égypte3.

Dans l’Orient ancien et dans l’Antiquité en général – comme presque partout sur la terre, hier et le plus souvent aujourd’hui encore – les sociétés étaient patriarcales. Des hommes (peu nombreux) exerçaient leur domination sur le reste de la population, en particulier les femmes. Il est vrai que de nombreux textes de la Bible s’en tiennent à ce modèle. Il n’en reste pas moins que beaucoup d’autres passages du même livre battent en brèche le patriarcat et soulignent l’importance des femmes dans la religion et dans l’histoire. Par exemple, au 7e siècle av. J.-C., la prophétesse Hulda, de Jérusalem, explique au roi Josias la loi (la Torah) (2 Rois 22,14-20). C’est aussi grâce à Salomé Alexandra, qui régna sur Jérusalem de 76 à 67 av. J.-C., qu’une période de paix s’établit après des décennies de troubles et de guerre civile.

La diaconesse Phœbé et l’apôtre Junia

Dans le Nouveau Testament aussi, les femmes jouent un rôle important. Dans l’Épître aux Romains, l’apôtre Paul salue une femme appelée Phœbé en disant qu’elle est « diaconesse de l’Église de Cenchrées » (Lettre aux Romains 16,1-2). Si le mot diakonos a ici le même sens que dans d’autres textes de Paul, cela signifie que Phœbé était à la tête de la communauté chrétienne de Cenchrées (près de Corinthe) et annonçait l’Évangile. Sans doute a-t-elle aussi transmis la lettre aux Romains à la communauté chrétienne de Rome. Paul salue non seulement la diaconesse Phœbé, mais aussi une femme prénommée Junia, en disant d’elle et de son partenaire Andronicus : « Ils sont très estimés parmi les apôtres et ils se sont même convertis à Christ avant moi » (Lettre aux Romains 16,7). Durant des siècles, il était clair que Junia était une femme apôtre, mais par la suite des « interprètes » lui ont attribué à tort un nom masculin, Junias, en ajoutant un « s ». L’erreur a malheureusement été reprise dans les traductions de la Bible jusqu’au 20e siècle. Aujourd’hui, la vérité a enfin été rétablie, et certaines traductions de référence, comme la Bible Second 21, de 2007, dit à juste titre qu’il y avait une femme apôtre qui s’appelait Junia4.

Hans Memling, Scènes de la vie de Marie (1471 apr. J.-C., extrait : Marie Madeleine rencontre le Seigneur ressuscité)

Femmes disciples et compagnes de route

Les quatre Évangiles rapportent qu’il n’y avait pas seulement des hommes parmi les recrues de Jésus, mais aussi de nombreuses femmes, qui « le suivaient » lorsqu’il était en Galilée déjà (Marc 15,40-41)5. Cela n’allait pas forcément de soi à l’époque. Aussi, lorsque les Évangiles de Matthieu, de Luc et de Jean parlent des « disciples » (en grec hoi mathetai), ils se réfèrent également à ces femmes (langage inclusif). Dans l’Évangile de Marc, qui est le plus ancien, le fait de suivre, d’accompagner est le critère le plus important en ce qui concerne la relation à Jésus (en grec akoloutheo)6 : au début du texte, quatre hommes sont ainsi appelés à devenir des disciples et à suivre Jésus (Évangile de Marc 1,16-20), puis viennent Lévi et « les douze ». Autour d’eux gravitent d’autres personnes qui accompagnent Jésus. Des femmes font aussi partie de ce groupe, et elles jouent un rôle déterminant chez Marc. En effet, lors de la Passion de Jésus – son arrestation, sa condamnation et sa crucifixion – aucun disciple masculin qui le suit n’est à la hauteur de l’épreuve (voir ci-dessous). En revanche, trois femmes dont le nom est expressément mentionné, ainsi que de nombreuses autres femmes font face, et ce sont elles qui incarnent la « suite » de Jésus par-delà sa mort (Évangile de Marc 15,41 et suivants).

Marie-Madeleine prêche à la famille princière à Marseille (Ecole d’Aragon, fin du XVe siècle apr. J.-C.)

Marie Madeleine

Une des femmes qui suivaient Jésus a joué un rôle de tout premier plan : Marie de Magdala (Marie Madeleine)7. C’est la seule femme appelée chaque fois par son nom dans les neuf textes évangéliques qui parlent des nombreuses femmes qui suivaient Jésus. De plus, son nom apparaît chaque fois en début de liste, à une exception près. Après Marie, mère de Jésus, c’est la femme dont le nom est le plus souvent cité dans la Nouveau Testament : il est mentionné douze fois, ce qui en fait l’une des figures les plus fréquemment évoquées de l’entourage de Jésus, avec Pierre, Jacques, Jean et Judas.

Le prénom Marie – Myriam en hébreu – était très populaire au temps de Jésus. Dans le Nouveau Testament, plusieurs femmes le portent. Aussi, pour éviter les confusions, d’autres éléments les concernant sont-ils mentionnés. Fait intéressant, Marie Madeleine n’est pas identifiée au moyen d’un lien (de parenté) avec un homme, mais de son lieu d’origine, Magdala. Le petit bourg de pêcheurs, prospère à l’époque, était située au bord du lac de Tibériade, à seulement 30 kilomètres du lieu de naissance de Jésus, Nazareth, et à seulement huit kilomètres au sud de Capharnaüm, d’où venaient Simon Pierre et André et où Jésus séjournait sans doute le plus souvent.

Marie Madeleine étant distinguée des autres Marie par son lieu d’origine, Magdala, on peut supposer que c’était une femme autonome, qui n’était pas mariée et n’avait pas d’enfants. À l’époque, pour identifier les femmes, on indiquait en effet le plus souvent aussi le nom de leur mari, de leurs enfants, de leur père ou de leur frère8.

Selon les Évangiles de Marc et de Luc, Jésus avait guéri Marie Madeleine de « sept démons »9. En ce temps-là, lorsqu’on ne connaissait pas la cause d’une maladie, on l’attribuait volontiers à des « démons » ou des « mauvais esprits ». Les Évangiles racontent à plusieurs reprises que Jésus guérissait ce type de maladie en chassant des « démons ». Si le texte affirme que Marie Madeleine avait été libérée de « sept démons », cela signifie sans doute que Jésus l’a guérie d’une maladie particulièrement grave. Il s’agissait donc d’une femme qui avait été délivrée de son mal et avait suivi Jésus en Galilée déjà. Ensuite, elle était venue avec lui à Jérusalem, où elle allait être « la » témoin cruciale de la mort et de la Résurrection.

C’est là tout ce qu’on peut dire de Marie Madeleine d’un point de vue historique sur la base des Évangiles.

La personne que Marie Madeleine n’était pas

Selon les Évangiles, Marie Madeleine n’est pas la « pécheresse » évoquée en Luc 7,36-50. Le nom de cette femme qui a baigné de larmes les pieds de Jésus, les a séchés avec ses cheveux et embrassés, avant de verser du parfum sur eux, ce nom n’a pas été transmis. À l’inverse, c’est précisément là un trait caractérisant Marie Madeleine : chaque fois, son nom est donné. Jésus défend la « pécheresse » dépourvue de nom contre le pharisien Simon et lui pardonne ses péchés. Si on ne sait pas comment elle s’appelle, on ignore aussi quels ont été ses « péchés ». Plus tard seulement des commentateurs ont dit qu’il s’agissait d’une prostituée – et pourquoi donc ?

Georges de La Tour, pénitent Madeleine (vers 1637 apr. J.-C.)

Marie Madeleine n’est pas non plus Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare, dont l’Évangile de Jean rapporte qu’elle a, elle aussi, versé du parfum sur les pieds de Jésus peu avant son entrée à Jérusalem et son arrestation (Évangile de Jean 12,1-11)10.

C’est par la suite que des commentateurs ont établi un lien entre Marie Madeleine et ces deux autres femmes. Les premiers textes connus qui font le rapprochement datent du 4e siècle. À cette époque, le christianisme devient peu à peu la nouvelle religion d’État de l’Empire romain. Les autorités accordent de plus en plus de pouvoir aux chrétiens, persécutés durant les premiers siècles. La mise à l’écart de Marie Madeleine et d’autres femmes dans l’Église est liée à la lutte pour ce pouvoir et à l’établissement d’une structure patriarcale dans les « grandes Églises ». On a fait ainsi de Marie Madeleine une « pécheresse repentie », une prostituée et la sœur de Lazare et de Marthe. Plusieurs Pères de l’Église ont contribué à cette réinterprétation des textes. Finalement, dans ses homélies sur Marie Madeleine, prononcées vers 591, le pape Grégoire le Grand assimile explicitement celle-ci à la pécheresse de l’Évangile de Luc et dit que les sept démons représentent « l’ensemble vices »11.Même si Grégoire souligne que Marie Madeleine a reçu une grande grâce de Dieu et met en évidence son rôle d’annonciatrice du message de Pâques, elle allait être surtout considérée dans l’Église d’Occident, et cela jusqu’au Concile Vatican II, comme la magna peccatrix pœnitens (« la grande pécheresse repentie »). Il n’en ira pas de même dans les Églises d’Orient, qui ne confondirent pas Marie Madeleine avec d’autres femmes du Nouveau Testament12.

Plus ou moins à la même époque que le pape Grégoire le Grand, en Orient, Léonce de Byzance (env. 485-543) et Grégoire d’Antioche (patriarche d’Antioche de 571 à 593) soulignent que, en ce qui concerne l’annonce de la Résurrection, Marie Madeleine l’emporte sur Pierre, incarnant l’Église d’Occident. Dans une prédication sur Mathieu 29,8-9, Grégoire d’Antioche montre que les disciples ont failli. Il affirme que Jésus a demandé à Marie Madeleine et à d’autres femmes d’en dire davantage :

« Annoncez à mes disciples les mystères que vous avez vus. Soyez les premiers enseignants des enseignants. Pierre, qui m’a trahi, doit apprendre que je peux aussi choisir des femmes pour en faire des apôtres. » (PG 88, 1869)

Fra Angelico, Noli me tangere (vers 1440 apr. J.-C.)

La défaillance des disciples / des douze

Revenons-en aux Évangiles : encore une fois, Marc dit de manière particulièrement claire qu’aucun des disciples de Jésus n’a été à la hauteur de l’épreuve lorsque sa vie fut mise en jeu. Sur le mont des Oliviers, dans le jardin de Gethsémani, les disciples s’endormirent trois fois au lieu de veiller et de prier avec Jésus13. L’un des disciples trahit Jésus et le livra à ses ennemis. Lorsque Jésus fut arrêté, tous les disciples l’abandonnèrent et prirent la fuite, l’un d’entre eux le fit même alors qu’il était nu. Pierre suivit bien Jésus de loin, mais il le renia trois fois en prétendant ne pas le connaître.

La peur des disciples peut se comprendre. Eux aussi risquaient d’être crucifiés par la puissance occupante – les Romains – s’ils avaient reconnu qu’ils étaient des partisans de Jésus et avaient vraiment marché sur ses pas. Mais ils ne le firent pas. Ils prirent la fuite. Selon l’Évangile de Marc, l’engagement des disciples – des douze – n’a pas été durable.

Marie Madeleine reste auprès Jésus

Il en va tout autrement pour les femmes et Marie Madeleine. Marc rapporte qu’elles suivirent Jésus jusque dans les heures les plus sombres de sa vie. Marie Madeleine et les autres femmes se distinguent ainsi en étant des disciples ou des partisanes fidèles et courageuses. Les quatre Évangiles rapportent que Marie Madeleine et les autres femmes étaient présentes lors de l’agonie de Jésus :

« 40 Il y avait aussi des femmes qui regardaient de loin. Parmi elles était Marie de Magdala, Marie, Mère de Jacques le jeune et de Joses, 41 ainsi que Salomé, qui le suivaient et le servaient lorsqu’il était en Galilée, et beaucoup d’autres femmes qui étaient aussi montées avec lui à Jérusalem. » (Évangile de Marc 15,40-41)14

Certains exégètes supposent que, contrairement aux hommes, les femmes disciples auraient pu assister à la crucifixion de Jésus parce qu’elles couraient moins de danger qu’eux. Mais ce n’est probablement pas vrai : selon l’historien juif Flavius Josèphe (37/38-100 apr. J.-C), l’occupant romain crucifiait aussi des femmes et des enfants. Il faut donc partir du principe que les femmes risquaient leur vie en suivant Jésus et en restant avec lui lors de son agonie. Les femmes et les hommes partisans d’un « agitateur » surpris à proximité du lieu de son exécution devaient s’attendre à mourir. C’est sans doute pourquoi les Évangiles rapportent que les femmes regardaient « de loin ».

Enguerrand Quarton, La Pietà de Villeneuve-lès-Avignon (vers 1455 apr. J.-C.)

Marie Madeleine assiste à la mise au tombeau

Bien qu’elles risquassent leur vie, Marie Madeleine et les autres femmes restèrent à proximité du corps de Jésus après sa mort. Marie Madeleine et une autre Marie, la mère de Joses, virent que Joseph d’Arimathie, membre du Sanhédrin, fit en sorte que Jésus soit enseveli dans un tombeau creusé dans la roche (Évangile de Marc 15,47). Selon Matthieu 27,61, Marie Madeleine et l’autre Marie s’assirent même en face du tombeau.

Marie Madeleine, premier témoin de la Résurrection

Les quatre Évangiles disent nommément que Marie Madeleine appartenait au groupe des premiers témoins de la Résurrection. Avec d’autres femmes, et même seule dans l’Évangile de Jean, elle découvre le tombeau vide et entend le message de l’ange :

« 6 N’ayez pas peur. Vous cherchez Jésus de Nazareth, celui qui a été crucifié. Il est ressuscité, il n’est pas ici ! Voici l’endroit où on l’avait déposé. 7 Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. » (Évangile de Marc 16,6-7)

Marie-Madeleine, Marie et Salomé reçoivent le message de résurrection de l’ange (Eglise de Chapaize, retable, XVIe siècle apr. J.-C.)

Les femmes reçoivent donc la mission de transmettre le message de Pâques aux autres disciples ou adeptes de Jésus. Dans le texte qui figurait à l’origine à la fin de l’Évangile de Marc, elles se taisent, parce qu’elles sont bouleversées et effrayées (Évangile de Marc 16,8). Selon les autres Évangiles, elles annoncent la résurrection de Jésus (Évangile de Matthieu 28,8 ; Évangile de Luc 24,9)15. Dans l’Évangile de Matthieu le ressuscité apparaît aux femmes elles-mêmes et répète le message de l’ange (Évangile de Matthieu 28,9-10).

C’est Jean 20,1-18 qui décrit de la manière la plus détaillée le rôle prééminent joué par Marie Madeleine en tant qu’annonciatrice de la Résurrection16 : le matin de Pâques, elle vient la première au tombeau, découvre que celui-ci est vide et le fait savoir. Elle est la première à voir le ressuscité, qui l’envoie pour qu’elle soit la première à annoncer le message de la Résurrection à la communauté des disciples.

Martin Schongauer, Noli me tangere (vers 1485 apr. J.-C.)

Conflits et dévalorisation

Dans certains textes du Nouveau Testament déjà, l’importance de Marie Madeleine et des autres femmes est parfois minimisée, voire passée sous silence, en particulier dans l’Évangile de Luc et dans les lettres de Paul.

Luc tient sans doute à bien montrer que les douze jouent désormais le rôle des « douze fils de Jacob » du Premier Testament, qui symbolisent le peuple d’Israël dans son intégralité. On peut penser aussi qu’aux yeux des rédacteurs de cet Évangile ainsi que des Actes des apôtres, les femmes étaient des témoins inhabituels, dont la parole n’était pas crédible. Dans les sociétés patriarcales de l’Antiquité grecque et romaine, le droit assimilait généralement les femmes à des mineures, et leur témoignage avait peu de valeur. C’est pourquoi l’Évangile de Luc et les Actes des apôtres mettent en avant le cercle des douze et la fonction de chef de Pierre, et attribuent une apparition à Pierre également (Évangile de Luc 24,34)17.

Il en ira de même chez Paul. Lorsqu’il évoque les personnes auxquelles le Christ ressuscité est apparu, celui-ci mentionne d’abord Pierre. Il indique à la fin du passage que le Christ lui est apparu à lui aussi (1 Corinthiens 15,3-9). Il ne mentionne pas nommément Marie Madeleine. On peut faire toutes sortes de scénarios et penser qu’il ignorait tout de celle-ci et de son annonce de la Résurrection – Paul n’avait jamais vu Jésus du temps de sa vie terrestre. Ce qui est sûr, c’est qu’il voulait surtout prendre place parmi ceux auxquels le ressuscité était apparu et que les témoins hommes étaient pour lui plus importants que les femmes.

D’un point de vue historique, il en est allé assurément ainsi : Marie Madeleine et les femmes ont été les premières à annoncer la mort et la résurrection de Jésus, mais leur rôle a été minimisé par la suite, parce que, dans l’Antiquité, on accordait peu de crédibilité au témoignage des femmes. L’inverse est très peu probable, soit qu’on ait affirmé après coup seulement que les femmes étaient des témoins majeurs de la crucifixion, de la mise au tombeau et de la résurrection de Jésus.

Une apôtre célèbre/passée sous silence aux 2e-3e siècles

Un débat opposant le Docteur de l’Église Origène (env. 185-254) et le philosophe Celse montre combien il était inhabituel pour une religion naissante de fonder largement sa foi sur des témoignages féminins. Origène rapporte que Celse adresse ce reproche aux chrétiens : le témoignage concernant la Résurrection est sans valeur, parce que c’est celui d’une « folle »18. Le théologien s’est défendu en mettant en avant des témoignages d’hommes (Pierre, Paul, etc.) et en affirmant qu’il ne connaissait ni Marie Madeleine ni les communautés chrétiennes qui se réclamaient elle. C’est probablement pour cette raison que la majorité des Pères de l’Église des 2e et 3e siècles ne disent rien d’elle.

Le tableau est radicalement différent si on se réfère à de nombreux autres textes chrétiens de la même époque, considérés comme des Évangiles ou des Révélations par leurs rédacteurs, qui n’ont toutefois pas été insérés dans le Nouveau Testament (appelés Écrits ou Évangiles apocryphes). Dans beaucoup de ces ouvrages, Marie Madeleine joue un rôle important, dont nous ne pouvons parler que brièvement ici19 :

Il existe ainsi un Évangile selon Marie (Madeleine), rédigé dans les années 150 à 200. Dans ce texte, Marie Madeleine encourage la jeune Église à diffuser le message de Jésus. Alors que les autres disciples sont abattus, elle défend la cause du Sauveur, qui lui fait des révélations particulières en la gratifiant d’une vision intérieure. Par contre, elle est attaquée violemment par Pierre, précisément en raison de son sexe. Un disciple appelé Lévi la défend toutefois en disant :

« Pourtant, si le Sauveur l’a rendue digne, qui es-tu toi [Pierre] pour la rejeter ? Sans aucun doute, c’est de manière indéfectible que le Sauveur la connaît. C’est pourquoi Il l’a aimée plus que nous. » (BG 18,10-15)20

Dans l’Évangile de Philippe aussi, rédigé vers 180-230, Marie Madeleine est la disciple préférée de Jésus. Le texte affirme à plusieurs reprises que Jésus l’embrasse, ce qui signifie, dans le contexte culturel de l’époque, qu’il lui transmet, à elle en particulier, des connaissances spirituelles, si bien qu’elle possède un savoir unique sur Jésus Christ21.

Lucas Cranach l’Ancien (attribué), le Christ et – probablement – Marie-Madeleine (vers 1515 apr. J.-C.)

Le conflit opposant Pierre, qui représente la « grande Église » dominée par les hommes, et Marie Madeleine, qui joue un rôle clé dans le Nouveau Testament et surtout dans les communautés gnostiques, est aussi mis en scène dans d’autres textes apocryphes22. L’évocation de cette rivalité a servi, aux 2e et 3e siècles, à débattre la position et les ministères des femmes dans l’Église naissante. Malheureusement, le patriarcat régnait à l’époque, et les hommes ont pris le dessus dans l’Église en Orient comme en Occident23, même si des femmes ont souvent et durant des siècles exercés des fonctions et des ministères dans des communautés, ce qui a été très longtemps oublié ou passé sous silence24.

L’apôtre des apôtres

Selon les Évangiles de Marc, de Matthieu et de Jean, qui font partie de la Bible, Marie Madeleine a été le témoin éminent de la mort et de la résurrection de Jésus, et la première annonciatrice du message de la Résurrection. Marie Madeleine – et d’autres femmes – ayant fait part de l’événement aux autres apôtres, elle est appelée « apôtre des apôtres » (en latin apostola apostolarum). Hippolyte de Rome (mort en 235/6) est le premier à employer cette expression à propos de Marie Madeleine et de Marthe :

« Et, apôtres des apôtres, elles ont été envoyées par le Christ. À elles les anges ont dit : “ Allez et dites aux disciples : il vous précède en Galilée ”. Mais afin que leur foi ne soit pas défaillante parce qu’elles avaient reçu leur mission d’un ange, le Christ lui-même vint à elles et les envoya, afin que des femmes aussi soient des apôtres du Christ. »25.

L’expression « apôtre des apôtres » se retrouve dans de nombreux textes latins des 11e et 12e siècles. À cette époque apparaissent aussi des cycles de légendes concernant Marie Madeleine, qui a pu être appelée « apôtre de la France »26.

Il est temps aujourd’hui de reconnaître à nouveau toute l’importance accordée par les Évangiles à Marie Madeleine, apôtre des apôtres. Cette prise de conscience, jointe à de nombreux autres arguments, peut et même doit provoquer une « résurrection » : celle des femmes dans les hiérarchies des communautés catholiques et orthodoxes, gage d’une égalité pleine et entière entre femmes et hommes dans les Églises.

Marie-Madeleine : Apôtre des Apôtres (Psautier Albani, 12e siècle apr. J.-C., St. Godehard, Hildesheim)
  1. Cf. André Flury : Erzählungen von Schöpfung, Erzeltern und Exodus (STh 1,1), Zurich 2018, p. 125-139, qui contient d’autres références bibliographiques.
  2. Cf. André Flury : Erzählungen, p. 186-250, qui contient d’autres références bibliographiques.
  3. Cf. André Flury : Erzählungen, p. 275-284, qui contient d’autres références bibliographiques.
  4. Le nom Junias, au masculin, figure encore dans la Bible de Jérusalem de 2009 et la Traduction œcuménique de la Bible de 2010 (TOB) (NdT).
  5. Cf. Évangile de Luc 8,1-3; Évangile de Matthieu 27,55.
  6. Cf. Mercedes Navarro Puerto : Jüngerinnen bei Markus? Problematisierung eines Begriffs, dans idem / Marinella Perroni (éd.) : Evangelien. Erzählungen und Geschichte (Die Bibel und die Frauen. Eine exegetisch-kulturgeschichtliche Enzyklopädie 2,1), Stuttgart 2012, p. 140-166.
  7. Depuis une bonne vingtaine d’années, de très nombreuses recherches ont été effectuées sur le rôle joué par Marie Madeleine, cf. par ex. Silke Petersen : Maria aus Magdala. Die Jüngerin, die Jesus liebte, Leipzig 2011; Andrea Taschl-Erber : Maria von Magdala – erste Apostelin? Joh 20,1-18: Tradition und Relecture, Fribourg-en-Brisgau 2007; Claudia Büllesbach : Maria Magdalena in der frühchristlichen Überlieferung. Historie und Deutung, Hambourg 2006; Susanne Ruschmann : Maria von Magdala im Johannesevangelium. Jüngerin – Zeugin – Lebensbotin (Neutestamentliche Abhandlungen NF 40), Münster 2002; Erika Mohri : Maria Magdalena. Frauenbilder in Evangelientexten des 1. bis 3. Jahrhunderts (Marburger theologische Studien 63), Marburg 2000.
  8. Par ex. « Marie la femme de Clopas » (Jean 19,25) ; « Marie, mère de Jacques le jeune et de Joses » (Marc 15,40) ; « Jeanne, femme de Chuza » (Luc 8,3).
  9. Luc 8,2 ; Marc 16,9. Sur les « démons » dans l’Antiquité et le Nouveau Testament, cf. Christian Wetz : Dämonen / Dämonenbeschwörung (NT), https://www.bibelwissenschaft.de/stichwort/46933/ (18.4.2019).
  10. Voir aussi le récit mettant en scène, « dans la maison de Simon le lépreux », une femme versant du parfum dont on ne dit pas qu’il s’agit d’une pécheresse ni de Marie, sœur de Lazare (Matthieu 26,6-13 et Marc 14,3-9).
  11. Cf. Grégoire le Grand, Homélies sur les Évangiles 33,1, et, vers 600, Lettre de consolation à Grégorie, dame de compagnie de l’impératrice (Lettres VII,25).
  12. Cf. Eva Maria Synek : «Die andere Maria». Zum Bild der Maria von Magdala in den östlichen Kirchentraditionen, dans : OrChr 79 (1995), p. 181-196 ; idem : Heilige Frauen der frühen Christenheit. Zu den Frauenbildern in hagiographischen Texten des christlichen Ostens (Das östliche Christentum 43), Würzburg 1994.
  13. Cf. Marc, chapitres 14 à 16, ainsi que les textes parallèles des autres Évangiles.
  14. Cf. Matthieu 27,55-56. Le propos est affaibli en Luc 23,49 : « Tous ceux qui connaissaient Jésus, et en particulier les femmes qui l’avaient accompagné depuis la Galilée, étaient restés à distance et regardaient ce qui se passait. » Jean 19,25 brosse son propre tableau de la scène : près de la croix se tiennent « sa mère, la sœur de sa mère, Marie la femme de Clopas et Marie de Magdala », ainsi que « le disciple qu’il aimait ».
  15. Dans le texte ajouté par la suite qui clôt aujourd’hui l’Évangile de Marc (16,9-20), c’est encore une fois Marie Madeleine qui annonce la Résurrection.
  16. Cf. l’ouvrage de référence Andrea Taschl-Erber : Maria von Magdala.
  17. Dans l’Évangile de Jean aussi, la course de Pierre et du disciple préféré (Jean 20,1-10) a été ajoutée après coup, afin de souligner l’importance de ces deux disciples masculins dans l’annonce de la Résurrection. À l’inverse, dans l’Évangile de Marc, c’est le rôle de Marie Madeleine qui est mis en évidence, grâce à l’adjonction, tardive elle aussi, du texte final (Évangile de Marc 16,9-20).
  18. Cf. Origène : Contre Celse, 2,55-56. Le philosophe néoplatonicien Porphyre, mort à Rome vers 305, a formulé lui aussi de tels reproches (cf. Porphyre : Contra Christianos, 64,8).
  19. Cf. Erika Mohri : Maria Magdalena, p. 189-376 ; Claudia Büllesbach : Maria Magdalena, p. 147-340 ; Andrea Taschl-Erber : Maria von Magdala, p. 479-588 ; Silke Petersen : Maria aus Magdala, p. 90-180.
  20. Trad. d’Anne Pasquier, cf. http://marie-la-magdaleenne.over-blog.com/2018/03/l-evangile-de-marie.html [NdT].
  21. Les textes gnostiques considèrent souvent l’ascèse et l’abstinence sexuelle la plus rigoureuse comme un idéal, dont ils présentent des exemples vécus.
  22. Notamment dans l’Évangile selon Thomas, 114 et dans Pistis Sophia, 36 ; 72.
  23. Ce sont surtout les Pères de l’Église des 4e, 5e et 6e siècles qui ont dévalorisé le témoignage des femmes et fait passer celles-ci au second plan dans l’Église. En ce qui concerne Marie Madeleine, cf. sur ce point Andrea Taschl-Ebel: Maria von Magdala, p. 589-613.
  24. Cf., pour une présentation générale, Hubert Wolf: Krypta. Unterdrückte Traditionen der Kirchengeschichte, Munich 2e éd. 2015.
  25. Hippolyte de Rome : in Cant. 25,6. Cf. Andrea Taschl-Ebel: Maria von Magdala, p. 590-592.
  26. Pour une présentation générale, contenant d’autres références bibliographiques, cf. Andrea Taschl-Ebel: Maria von Magdala, p. 614-640.

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