S’émerveiller, croire, penser

Le monde existe, alors qu’il pourrait tout aussi bien ne pas exister. Les humains n’en reviennent pas, ils s’interrogent depuis toujours sur cet étrange phénomène, baptisé « Création » par la théologie. Pour répondre aux questions qu’ils se posent, ils font parfois appel aux sciences et parfois à la religion. Les deux approches sont-elles incompatibles ?

Traduit de l’allemand par Yvan Mudry

Quand on ouvre les yeux, au réveil, on aperçoit toutes sortes de choses, des couleurs, des formes, des mouvements. Et les autres sens, l’ouïe, l’odorat, etc., permettent de saisir d’autres facettes de son environnement. Mais attention ! regarder en soi, c’est aussi avoir un aperçu du monde. Et quand on s’intéresse à la réalité, on n’est jamais en dehors d’elle, dans un poste d’observation d’où on pourrait jeter un regard objectif, sans parti pris, autour de soi.

Qui réfléchit à l’existence des choses ne doit jamais l’oublier : en tant qu’être qui existe, il fait lui aussi partie du monde ou de la Création. Il doit aussi se rappeler que sa pensée est influencée par ce qu’il est. Un être humain qui aurait une autre histoire et un autre vécu ne verrait pas les choses du même œil. Il doit encore savoir qu’il est lui-même « mêlé » à tout ce qui existe. Il est comme imbriqué dans le monde, car il entretient toutes sortes de relations avec ce qu’il perçoit autour de lui.

Différentes approches

On peut s’intéresser au monde et à ce qui s’y passe en utilisant sa raison : on acquiert alors des connaissances en posant un certain type de questions et en analysant des faits. On peut aussi adopter une autre approche. Dans ce cas, on va à l’école des émotions que le monde suscite en nous, on s’émerveille de ce qu’on perçoit au point peut-être d’en faire des poèmes. Il existe aussi toutes sortes de voies médianes. Les résultats obtenus et les réponses apportées dépendront de l’approche choisie et des questions posées au départ. Idéalement, ces résultats et ces réponses, loin de s’opposer, se complèteront et s’enrichiront réciproquement.

Le monde peut être vu sous différents angles, et aucune discipline, ni la théologie ni les sciences naturelles, ne peut dire une fois pour toutes ce qu’il en est de lui. Impossible d’apporter une réponse définitive à toutes les questions qui se posent lorsqu’on l’observe. Même si on parvenait à faire dialoguer toutes les disciplines et à présenter une vue d’ensemble de toutes les connaissances, des questions resteraient ouvertes. Sans doute la démarche confirmerait-elle ce que nous pressentons : en fin de compte, la réalité nous échappe. Impossible d’expliquer jusqu’au bout des phénomènes comme la beauté et l’émerveillement qu’elle suscite, ou la souffrance qui place face aux abîmes de l’existence.

Théologie ou sciences naturelles ?

On oppose souvent la foi et la raison. La personne qui se veut rationnelle estime que la foi limite sa marge de manœuvre. De son côté, celle qui a la foi mise sur cette dernière lorsque la raison ne permet pas de répondre aux questions qu’elle se pose.

En réalité, les deux approches ne s’excluent pas. La théologienne ou le théologien qui réfléchit à la Création se base sur sa discipline, mais tient aussi compte des acquis des sciences naturelles. Cette personne doit toutefois éviter ce piège : elle ne doit pas « mélanger » les deux savoirs, car leurs optiques sont radicalement différentes. Elle prend de grands risques lorsque, par exemple, elle défend la thèse du « dessein intelligent » et fait un lien direct entre Dieu et le monde tel que le décrit la science. À ses yeux, la Bible complète alors (et souvent corrige) les résultats auxquels parvient cette dernière. Mais adopter cette approche, c’est oublier tout un pan de la théologie, qui affirme que Dieu est un mystère. Impossible de mettre la main sur lui, impossible de dévoiler son identité en utilisant des méthodes empiriques.

On peut parler théologiquement de la Création sans faire de Dieu un élément du monde décrit par la science et, en même temps, sans ignorer les acquis de celle-ci. Le théologien Hans Kessler montre comment cela est possible en identifiant trois niveaux de réflexion, qu’il faut bien distinguer1.

Au fondement du monde

Pourquoi le monde existe-t-il ? Impossible de le dire en ne s’appuyant que sur la raison. Les approches empiriques et sensorielles ne permettent pas non plus de répondre à la question. La théologie affirme de son côté que Dieu est au fondement du monde. Cela ne fait toutefois pas de lui le premier maillon d’une longue chaîne. Si c’était le cas, on en reviendrait à la théorie du « dessein intelligent », une approche critiquée à juste titre tant par la science que par la théologie. Dieu ne serait alors qu’un bouche-trou, dont le nom est mentionné lorsque la science ne peut rien affirmer. Il faut bien voir aussi que si Dieu est au fondement du monde, la Création ne se réduit pas à un coup d’envoi, au début de l’histoire. Au contraire, à chaque instant Dieu « porte » tout ce qui existe. La science peut donc légitimement chercher à percer les secrets du monde.

La dynamique du monde

Si Dieu est au fondement du monde, celui-ci a sa propre dynamique. En soi, il est régi par des lois qui lui sont propres, et l’être humain agit en exerçant sa liberté et en faisant preuve de créativité. La science peut étudier et bien souvent expliquer les mécanismes à l’œuvre dans le monde et dans l’histoire. Les connaissances ainsi acquises ne font pas obstacle à la foi en Dieu et en la Création. Une personne qui a la foi peut adhérer à la théorie de l’évolution, en y voyant un trait parmi d’autres de la réalité ambiante. Cette théorie permet en effet de (mieux) comprendre beaucoup de choses, sans pour autant tout expliquer. Ni la théologie ni les sciences naturelles ne permettent de dire une fois pour toutes quelle lecture il faut faire de la réalité. Toutes deux laissent beaucoup de questions sans réponse. C’est ainsi qu’on peut s’émerveiller et croire (ou ne pas croire).

Le donné et le possible

La théorie de l’évolution met en avant un mécanisme pour expliquer l’histoire du vivant : la sélection naturelle. Le plus fort évince le plus faible, inéluctablement. La vie est toujours un combat et dans ce combat, il n’y a pas de place pour la pitié. Alors que les sciences naturelles ne s’intéressent qu’au donné, la théologie adopte une approche prospective, en s’interrogeant sur ce qui est possible ou même souhaitable. D’un point de vue théologique, la Création est porteuse d’une promesse : en créant le monde et l’être humain, Dieu fait d’eux des vis-à-vis aimés et aimants. Derrière cette approche transparaît une espérance : tout ne se réduit pas au donné tel qu’il existe. S’il y a de la souffrance dans le monde, n’est-ce pas là un signe indiquant qu’il a été créé en vue d’une fin qui le dépasse ? Aussi la Création n’est-elle pas achevée, mais en devenir.

Qui s’intéresse à la Création prend les connaissances scientifiques au sérieux. Mais celles-ci ne répondent pas à toutes les questions qui se posent lorsqu’on observe le monde et plus encore lorsqu’on s’interroge sur la réalité dans son ensemble. C’est ainsi que loin de s’opposer, foi en la création et savoir scientifique sont deux approches complémentaires, qui s’enrichissent et se complètent l’une l’autre.

  1. Cf. Hans Kessler: Schöpfung, dans: Christine Büchner/Gerrit Spallek (éd.): Auf den Punkt gebracht. Grundbegriffe der Theologie, Ostfildern 2017, p. 219-233.

     

    Crédits photos: Couverture: Tintoret, La Création des animaux, vers 1550/53, huile sur toile, Venise, Galleria dell’Accademia. Photo: kr / Image 1: yeux ouverts. Unsplash@alexagorn / Photo 2: La technique et la beauté de la nature. Unsplash@wizwow / Photo 3: La création des oiseaux et des poissons, XVIIe siècle, huile sur cuivre, Isaac de Posten. Wikimedia Commons / Photo 4: Représentation de l’évolution, Porto. Unsplash@eugenezhyvchik

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