De nombreux récits du Nouveau Testament mettent en scène Jésus et des malades qui retrouvent la santé. L’un de ces textes surprend, car il semble porter aussi sur autre chose que des problèmes de santé : le pardon des péchés.
Traduit de l’allemand par Yvan Mudry
Les populations qui vivaient à l’époque de Jésus, dans l’Orient ancien, étaient convaincues que certaines personnes avaient des pouvoirs de guérison. Celles-ci accomplissaient généralement de nombreux rites lorsqu’elles soignaient des femmes ou des hommes infirmes ou malades. Rien de tout cela lorsque Jésus opère des guérisons. Pour que la situation évolue, il suffit alors de deux choses : la foi du ou de la malade, et le pouvoir divin de guérison de Jésus1. Le récit de l’Évangile de Marc reproduit ici a ceci de particulier qu’il semble aborder aussi une autre thématique :
1 Quelques jours après, Jésus revint à Capharnaüm. On apprit qu’il était à la maison, 2 et un si grand nombre de personnes se rassemblèrent qu’il n’y avait plus de place, pas même devant la porte. Il leur annonçait la parole.
3 On vint lui amener un paralysé porté par quatre personnes. 4 Comme celles-ci ne pouvaient pas l’aborder à cause de la foule, elles découvrirent le toit au-dessus de l’endroit où il se tenait et descendirent par cette ouverture le brancard sur lequel le paralysé était couché.
5 Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé : « Mon enfant, tes péchés te sont pardonnés. »
6 Il y avait là quelques spécialistes de la loi qui étaient assis et qui se disaient en eux-mêmes : 7 « Pourquoi cet homme parle-t-il ainsi ? Il blasphème. Qui peut pardonner les péchés, si ce n’est Dieu seul ? »
8 Jésus sut aussitôt dans son esprit qu’ils raisonnaient ainsi en eux-mêmes, et il leur dit : « Pourquoi raisonnez-vous ainsi dans vos cœurs ? 9 Qu’est-ce qui est le plus facile à dire au paralysé : “Tes péchés sont pardonnés”, ou “Lève-toi, prends ton brancard et marche” ? 10 Afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les péchés, 11 je te l’ordonne, dit-il au paralysé, lève-toi, prends ton brancard et retourne chez toi. »
12 Aussitôt il se leva, prit son brancard et sortit devant tout le monde, de sorte qu’ils étaient tous très étonnés et célébraient la gloire de Dieu en disant : « Nous n’avons jamais rien vu de pareil. » (Évangile de Marc 2,1-12)
Chaque fois que j’entends ce texte de l’Évangile, je pense à une vieille femme que j’ai rencontrée. Elle avait de la peine à marcher, mais elle venait souvent à la messe avec son mari. Elle avait des cannes et son mari la soutenait. Elle avait eu la polio à huit ans. Et depuis lors, elle ne souffrait pas seulement de son handicap. Une question revenait sans cesse dans sa tête : « Qu’est-ce que j’ai donc fait de faux pour avoir attrapé cette maladie ? Est-ce que j’ai commis un péché ? » Cette question sans réponse n’avait cessé de la tourmenter. Elle avait causé en elle une souffrance, plus ou moins vive, qui l’avait accompagnée toute sa vie.
Particularités du récit
Le récit de l’Évangile de Marc est effectivement déconcertant : lorsqu’on amène le paralytique à Jésus, sa réaction n’est-elle pas étrange ? Jésus ne le console pas. Il ne lui demande pas comment il va ou ce qu’il attend de lui, mais il lui dit tout de go : « Mon enfant, tes péchés te sont pardonnés. » Qu’est-ce que Jésus veut dire par là ? Que le paralytique est responsable de sa maladie ? Et pourquoi ce pardon ? Qu’est-ce qui lui est pardonné précisément ?
Ce récit de guérison soulève bien des questions – c’était peut-être là l’objectif visé lors de la rédaction du texte.
Pas d’accès à Jésus
Jésus se trouve donc dans une maison, à Capharnaüm, au bord du lac de Tibériade. Il s’agit probablement de celle de Simon Pierre, de son frère André et de leurs familles. Jésus s’adresse aux personnes qui se sont réunies là et qui forment ensemble une communauté de culte. Il y a tellement de monde qu’il n’y a même plus de place devant la porte. Femmes et hommes écoutent avec attention, veulent voir Jésus, l’entendre. Mais quelqu’un ne peut pas s’approcher de lui : un paralysé, porté par quatre personnes2. Celles-ci tiennent à ce qu’il soit tout près de Jésus. Mais à cause de la foule, impossible d’arriver à lui avec l’infirme.
La situation est paradoxale : les personnes qui sont avec Jésus – qui l’écoutent sans doute docilement, pieusement – barrent la route à un paralysé, qui aurait plus besoin que quiconque d’aide et de consolation. L’homme sur son brancard est exclu, une expérience qu’il a probablement déjà faite à maintes reprises.
Les personnes qui portent le brancard
Mais les quatre aides n’abandonnent pas. Ces personnes sèment le trouble dans l’assemblée recueillie. Dans un premier temps, elles ont peut-être bousculé des gens et crié, alors que la communauté réunie voulait écouter Jésus. Puis elles vont jusqu’à creuser un trou dans la maison, puisqu’elles défont le toit plat, fait de bois, de roseaux et d’argile. Aujourd’hui, elles seraient probablement accusées de violation de domicile, de dommages à la propriété, etc. Finalement, les quatre parviennent à leurs fins : faire descendre le paralysé jusqu’à Jésus.
Le pardon des péchés
Le texte contient ensuite ces mots : « Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé : “Mon enfant, tes péchés te sont pardonnés.” » Pourquoi Jésus prononce-t-il cette phrase ?
Une chose frappe d’emblée, Jésus ne dit pas au paralysé : « Tes péchés te sont pardonnés parce que tu as cru. » Il ne dit pas non plus aux quatre aides : « Parce que vous avez cru, vos péchés vous sont pardonnés. » Une autre logique est donc à l’œuvre ici. C’est en raison de la foi des aides que les péchés du paralysé sont pardonnés3. S’il en va bien ainsi, toutes sortes de questions se posent, à commencer par celle-ci : en quoi consiste la foi des personnes qui portent le brancard ? Qu’est-ce que Jésus « voit » donc ?
La foi des personnes qui portent le brancard
Jésus voit que quatre personnes se soucient de quelqu’un qui ne peut pas participer au culte et qui vit probablement en marge de la société. Les quatre conduisent cette personne vers Jésus et le réintroduisent ainsi dans la communauté. Les quatre respectent le paralysé et témoignent concrètement de leur affection pour lui. À leurs yeux, la situation du paralysé peut évoluer, c’est pourquoi ces personnes mettent tout en œuvre pour que les choses changent.
C’est manifestement cette attitude que Jésus prend en compte lorsqu’il évoque leur « foi ». Et c’est en raison de cette foi et des actes accomplis qu’il accorde au paralysé le pardon de ses péchés.
Mais pourquoi ce pardon est-il accordé au paralysé ? A-t-il fait quelque chose de mal ? Est-il peut-être responsable de son infirmité ? Ce n’est probablement pas ce que le personnage historique appelé Jésus pensait, et rien dans le récit ne permet de l’affirmer. Il est probable qu’à l’époque biblique, on faisait déjà la distinction entre les maladies ou les infirmités résultant d’un comportement problématique (par ex. mauvaise alimentation, toxicomanie ou prise de risques) et celles qui ne s’expliquaient pas de cette manière4.
Qu’est-ce que le « péché » dans ce texte ?
Pour bien comprendre les paroles de Jésus, il faut savoir ce que signifie le mot « péché » dans ce texte. Aujourd’hui, le terme désigne le plus souvent des paroles, des pensées ou des actes inappropriés. Pour beaucoup d’entre nous, c’est là ce que nous avons appris et c’est ainsi que nous voyons les choses.
Dans les textes bibliques, le « péché » peut aussi avoir cette définition. Mais, globalement, le mot renvoie à une réalité beaucoup plus profonde. Il désigne en effet tout ce qui porte atteinte aux relations humaines, les brise ou les empoisonne. C’est donc ce qui fragilise ou déchire les liens sociaux, ce qui empêche de partager des joies. Au sens biblique, le péché est ce qui déstabilise ou détruit la communauté humaine. Et parce que l’être humain a été créé pour vivre pleinement, dans la paix, c’est aussi une rupture avec Dieu5.
Une image parlante
En allemand, on peut illustrer le sens du terme « péché » dans la Bible en faisant une association de mots. Dans cette langue, « péché » se dit « Sünde », un substantif qui en évoque un autre, « Sund »6. Ce dernier désigne un détroit, une sorte de fossé profond entre deux étendues de terre. Le péché crée ainsi une brèche entre les personnes. Celles-ci entretiennent-elles de bonnes relations ? Il perturbe, voire détruit cette relation.
Ce sens premier du terme, on le retrouve dans le récit de Marc. En raison de sa maladie ou de son infirmité, le paralysé est tenu l’écart, il ne peut pas prendre part à de nombreux événements. Il est exclu de la communauté de culte domestique. Il ne peut pas travailler, il n’a sans doute pas de famille, etc. Les « péchés », les « fossés qui séparent » ont une incidence concrète sur sa vie, ce qui affecte négativement aussi sa vie intérieure. S’il a besoin de retrouver la santé, ce n’est pas seulement parce qu’il ne peut pas marcher, mais aussi parce qu’il est blessé intérieurement.
Créer des ponts
Que font les quatre personnes qui sortent le paralysé de son isolement et imaginent un stratagème pour le conduire auprès de Jésus et le réintroduire dans la communauté ? Ils franchissent les fossés qui se sont creusés entre cet homme et les autres, ils bâtissent un pont au-dessus des « péchés », soit des fractures qui se sont ouvertes entre des humains. Jésus le voit bien, c’est pourquoi il dit au paralysé : « Mon enfant, tes péchés te sont pardonnés. »
La phrase de Jésus montre ce qui est vraiment miraculeux : l’amour du prochain, un amour plus fort que le « péché », qui restaure la communauté lorsqu’il est profond et se traduit sous forme de démarches concrètes7. Toute la vie de Jésus témoigne d’un tel amour. C’est pour cette raison qu’il a pu « pardonner les péchés sur la terre », comme le dit le verset 10 du récit de Marc.
La réalité de Dieu
Lorsque Jésus opère une guérison, le ciel s’invite sur la terre. La réalité de Dieu (dans la Bible, le « Royaume de Dieu ») devient tangible. Jésus a prêché cette réalité. Il l’a aussi annoncée par ses actes, lorsqu’il a réintroduit des personnes marginalisées au sein de la communauté ou qu’il s’est assis à table avec « des publicains, des prostituées et des pécheurs », évoquant ainsi le festin céleste dans l’éternité de Dieu.
On peut, aujourd’hui, être les témoins de la réalité de Dieu là où personne n’est exclu, là où des hommes et des femmes militent pour la solidarité, la paix et la sauvegarde de la Création, là où des soignantes et des soignants prennent soin des malades, là où tout est mis en œuvre pour que malades et infirmes, adeptes de toutes les religions, venant de toutes les régions du monde, de tous les sexes, puissent former ensemble, dans la joie, une communauté harmonieuse.
« Tu m’as portée »
J’ai évoqué le récit de Marc devant la femme âgée dont j’ai parlé au début de ce texte. Avec elle, j’ai interprété ce texte comme je l’ai fait ici. Elle s’est mise à pleurer : c’était pour elle une rédemption. Elle a alors serré son mari dans ses bras et lui a dit : « Durant toutes ces années, tu m’as portée, comme les quatre personnes de l’Évangile. »
- Cf. Henrike Frey-Anthes: Krankheit und Heilung (AT), sur: https://www.bibelwissenschaft.de/stichwort/24036/ et Hanna Roose: Heilung (NT), sur: https://www.bibelwissenschaft.de/stichwort/46881/ qui donne d’autres indications bibliographiques. Il ne faut pas oublier que, dans l’Antiquité, on avait infiniment moins de connaissances médicales qu’aujourd’hui. Les recherches menées sur les maladies psychosomatiques pourraient permettre de mieux comprendre les guérisons opérées par Jésus.
- Le texte grec ne précise pas qu’il s’agit de quatre hommes.
- Peut-être la foi du paralysé est-elle aussi prise en compte. Mais au vu de la dynamique du récit, il me semble que Jésus évoque surtout la foi des personnes qui portent le brancard.
- Dans l’Évangile de Jean, rédigé après celui de Marc, les réponses apportées semblent contradictoires. Jean 5,14 laisse entendre qu’il y a un lien entre mauvais comportement (péché) et maladie. Jean 9,1-14 dit en revanche qu’un tel lien n’existe pas. Dans ce récit, Jésus rencontre une personne aveugle de naissance. Ses disciples lui demandent : « Maître, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » (verset 2) Mais voici la réponse de Jésus : « Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché, mais c’est afin que les œuvres de Dieu soient révélées en lui. » (verset 3)
- Dans le Nouveau testament grec, un mot sert le plus souvent à désigner le péché : « hamartia ». Mais Jésus et ses disciples étaient des Juives et des Juifs, leur livre de référence était le Premier/Nouveau Testament. Dans ce texte, il existe plusieurs mots pour désigner le péché. Fait intéressant, les quatre termes les plus fréquemment utilisés dans ce sens renvoient tous « à une forme ou une autre de vie commune : “chatta’ah” évoque un manquement à une relation communautaire ; “awon” vise en particulier le dommage que le péché fait subir aussi à la communauté ; “rasha” est une atteinte aux normes d’une communauté et “pasha” signifie la rupture d’un lien communautaire. Dans la Bible hébraïque, le péché est donc une perturbation, une mise en danger ou la rupture d’une relation : une perturbation de l’équilibre social […], une rupture des liens communautaires […] ou de la relation avec Dieu. » (Jörn Kiefer: Sünde / Sünder (AT), sur: https://www.bibelwissenschaft.de/stichwort/31970/, p. 21 [04.10.2022]).
- L’étymologie populaire associe volontiers les deux mots, en faisant dériver « Sund » de verbe « sundr », qui signifie en vieil irlandais « séparer », « isoler ».
- Un rapprochement peut être fait ici avec un verset de la 1re épître de Pierre : « Avant tout, ayez un amour ardent les uns pour les autres, car l’amour couvrira une foule de péchés. » (1re épître de Pierre 4,8 ; cf. aussi Proverbes 10,12 )
Crédits images: Couverture: Ugo Rondinone: “burn shine fly”, installation 2022. Scuola Grande San Giovanni Evangelista, Venise. Photo: kr / Image 1: Guérison du paralytique, Codex Aureus, entre 980 et 993 après J.-C. Inconnu. Photo: The Picture Art Collection/Alamy / Image 2: Guérison d’un paralytique à Capharnaüm. Mosaïque, Sant’Apollinare Nuovo, Ravenne. Photo: Nick Thompson, flickr. / Image 3: Hommes portant le paralytique. Wikimedia Commons, illustrations bibliques de Jim Padgett, avec la permission de Sweet Publishing, Ft. Worth, TX, et Gospel Light, Ventura / Image 4: Vitrail sur l’évangile de Matthieu 9,2-5: Prends courage, tes péchés te sont pardonnés. Lève-toi et marche. Dresden-Cotta, église évangélique luthérienne Heilandskirche. Wikimedia Commons /Image 5: Le repas dans la maison de Zachée; Zachée dans le figuier. Illustration de livre imprimé, entre 1485 – 1491.
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